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lever la voix contre un jugement si atroce, soient forcés par ménagement de rester dans le silence pour ne pas compromettre leur état.

J’ai voulu connaître et voir de près cette femme si digne de pitié, je n’ai pu que gémir avec elle ; elle est continuellement accablée par les souvenirs cruels qui la déchirent. Son mari, à qui elle était unie depuis trente ans, expirant dans un affreux supplice ; son fils aîné se donnant une mort qui le couvre d’ignominie ; ses deux autres fils errants ; ses deux filles enfermées de force dans des couvents ; toute sa famille dispersée ; tous ses biens en séquestre ; son honneur attaqué ; les horreurs de la prison, enfin tous les malheurs possibles rassemblés sur elle, la plongent dans un abattement dont rien au monde ne peut la faire sortir. Elle demande la mort ou la réparation qui lui est due.

Voici les deux particularités les plus intéressantes que j’ai pu recueillir de ce premier entretien :

1° Dans la recherche des motifs secrets qui peuvent avoir déterminé Calas fils à se tuer, sa mère n’en présume pas d’autre que celui d’une ambition mécontente. Il était d’un caractère indépendant, mélancolique ; ses goûts et ses talents le portaient à la méditation et à l’étude. Il s’était distingué dans des examens. Il avait pris le grade de bachelier. On ne voulut pas le recevoir avocat à cause de sa religion ; ce fut pour lui une grande mortification. Il voyait avec envie des amis, plus riches et moins habiles que lui, posséder des charges ou remplir des emplois dont il avait la douleur de se voir exclu.

2° Ce ne fut que quatre jours après l’exécution de Calas que des prêtres l’annoncèrent à sa pauvre veuve, et depuis cet instant ils la tourmentèrent pendant onze jours de suite pour la préparer à la mort et la forcer à changer de religion, dans l’espoir d’obtenir sa grâce. Les conséquences de ce fait sont aisées à déduire.

On prévoit bien des difficultés pour obtenir la communication des pièces ; il est cependant essentiel de ne point la regarder comme impossible, et de la poursuivre comme absolument nécessaire ; c’est déjà beaucoup que d’avoir préparé les personnes qui ont de l’autorité à ne point s’opposer aux démarches qu’on fait en faveur de ces opprimés.

Pour attaquer directement les preuves de la procédure, il serait important de se procurer le rapport du chirurgien sur le corps du délit ; cette pièce n’est point secrète, et elle doit être répréhensible en plusieurs points.

Je n’ai pu parler encore au jeune Lavaysse ; il a changé de nom et on le tient caché ; j’ai insisté fortement pour qu’il fît cause commune avec la veuve, leurs sollicitations en auraient plus de force. Leur conseil est composé de gens éclairés, remplis de zèle et dignes du choix que vous avez fait d’eux. Les protections puissantes que vous procurez chaque jour à ces infortunés achèveront, sans doute, un ouvrage qu’il vous est si glorieux d’avoir entrepris. Mais quand même les hommes qui sont ou trompeurs ou trompés refuseraient de les croire innocents, il est bien consolant pour eux qu’un aussi grand homme ait pris leur défense. Bientôt la réparation qui leur serait accordée passerait avec le bruit du crime qu’on a osé leur impu-