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18 avril.

Mes anges sauront qu’hier Lekain nous joua Zamore ; il était encore plus beau que je n’avais cru. Il joua le second acte de manière à me faire rougir d’avoir loué autrefois Baron et Dufresne. Je ne croyais pas qu’on pût pousser aussi loin l’art tragique. Il est vrai qu’il ne fut pas si brillant dans les autres actes. Il a quelquefois des silences trop longs ; il en faut, comme en musique, mais il ne faut pas les prodiguer ; ils gâtent tout quand ils n’embellissent pas. Il fut bien mal secondé, ma nièce ne jouait point. Cramer, qui avait joué Cassandre supérieurement, joua Alvarès précisément comme le bonhomme Cassandre. Mais enfin nous voulions voir Lekain, et nous l’avons vu.

En attendant qu’on répète Cassandre ou Olympie, il faut que je vous dise un mot de la Jamaïque, qu’un de nos acteurs, armateur de son métier, prétend que vous avez prise à la suite des Espagnols : car vous êtes à présent à la suite sur mer et sur terre. Votre rôle n’est pas beau. Puisse mon armateur comique avoir raison ! Mais pourquoi dit-on que Mme de Pompadour est borgne, et M. d’Argenson aveugle ? Est-il vrai qu’en effet l’un ait perdu un œil ; l’autre, deux ? Vous voyez toutes les mauvaises plaisanteries que font sur cette aventure ceux qui ne savent pas que les railleries sur les malheureux sont odieuses. Il faut que cette nouvelle ait un fondement. Il y a longtemps qu’on m’a mandé que l’un et l’autre avaient une violente fluxion sur les yeux.

Parlons un peu de mon roué. Il s’en faut bien qu’on ait découvert l’auteur de l’assassinat attribué au père ; il s’en faut bien qu’on songe à réhabiliter la mémoire du supplicié. Tout le Languedoc est divisé en deux factions : l’une soutient que Calas père avait pendu lui-même un de ses fils, parce que ce fils devait abjurer le calvinisme[1] ; l’autre crie que l’esprit de parti, et surtout celui des pénitents blancs, a fait expirer un homme innocent et vertueux sur la roue.

Je crois vous avoir dit que Calas père était âgé de soixante et neuf ans[2], et que le fils qu’on prétend qu’il a pendu, nommé Marc-Antoine, garçon de vingt-huit ans, était haut de cinq pieds cinq pouces, le plus robuste et le plus adroit de la province ;

  1. Voyez tome XXIV, page 402 ; et XXV, 18.
  2. Voltaire ne dit que soixante-huit, tome XXIV, page 404 ; et XXV, 19. Dans aucune des lettres à d’Argental qui sont imprimées, il ne donne l’âge de Calas père, qui n’avait guère que soixante-quatre ans.