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celui qui présente un héros aux nations étrangères doit le présenter en grand, et le rendre intéressant pour tous les peuples ; il doit éviter le ton de la gazette et le ton du panégyrique. Je suis convaincu que vous ne pouvez penser autrement. J’ai eu l’honneur, monsieur, de vous écrire plusieurs lettres ; je me flatte que vous les avez reçues, et que vous avez accepté l’hommage que je vous offre d’une tragédie nouvelle[1] que nous représenterons en société, le printemps prochain, dans mon petit château de Ferney. J’aurai la consolation de dire au public tout ce que je pense de votre personne. Je vous souhaite d’heureuses et de nombreuses années ; je serai, pendant celles où je vivrai, avec le plus tendre et le plus respectueux attachement, etc.


4783. — DU CARDINAL DE BERNIS.
De Montélimart, le 23 décembre.

Je ne comprends pas, mon cher confrère, pourquoi vous êtes si attaché à ce poignard jeté au nez d’Antigone[2]. Vous conviendrez que si cette action n’est pas ridicule, elle est au moins inutile, et que toute action inutile doit être rejetée du théâtre, surtout dans un dénoûment. Au reste, comme personne ne sait mieux que vous ce qui peut et doit réussir, je ne disputerai pas plus longtemps contre votre expérience et vos lumières. Vous êtes curieux de savoir si je fais quelque chose, et si je cultive encore les lettres. J’ai abandonné totalement la poésie depuis onze ans ; je savais que mon petit talent me nuisait dans mon état et à la cour ; je cessai de l’exercer sans peine, parce que je n’en faisais pas un certain cas, et que je n’ai jamais aimé ce qui était médiocre ; je ne fais donc plus de vers, et je n’en lis guère, à moins que comme les vôtres ils ne soient pleins d’âme, de force, et d’harmonie ; j’aime l’histoire. Je lis ou me fais lire quatre heures par jour, j’écris ou je dicte deux heures ; voilà six heures de la journée bien remplies : le reste est employé à mes devoirs, à la promenade, et à l’arrangement de mes affaires. Je n’ai point abandonné Horace ni Virgile ; je reviens toujours à eux avec plaisir. Vous dites que le cardinal de Richelieu faisait de la théologie à Luçon. Je suis tenté bien souvent de la réduire à ses véritables bornes, c’est-à-dire de la dépouiller de toutes les questions étrangères au dogme, et d’enseigner par cette méthode l’art d’éteindre toutes ces disputes d’école qui ont été et seront la source des plus grands troubles et des plus grands crimes.

Vous me demandez si je suis heureux : oui, tant que l’humeur de la goutte ne me tracasse pas. Les grandes places m’avaient rendu malheureux,

  1. Olympie.
  2. Voltaire s’est rendu à ces nouvelles observations ; et le jet du poignard a été supprimé. (Note de Bourgoing, éditeur de la Correspondance de Bernis.)