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lettres, je disais : Prenez garde à Pondichéry ! Ceux qui avaient partie de leur fortune sur la compagnie des Indes n’ont qu’à se recommander aux directeurs de l’hopital. On a bien raison d’appeler son bien fortune, car un moment le donne, un moment l’ôte. Vous devez avoir eu une semaine brillante à Paris ; il me semble qu’en huit jours vous avez eu un lit de justice[1], la nouvelle d’une bataille perdue[2], la nouvelle de Pondichéry[3], celle des Iles-sous-le-vent[4], celle de la flotte anglaise arrivée devant Oléron[5], et une comédie de Saint-Foix[6].

Il n’y a pas de quoi rire à tout cela. J’ai le cœur navré. Nous ne pouvons avoir de ressource que dans la paix la plus honteuse et la plus prompte. Je m’imagine toujours, quand il arrive quelque grand désastre, que les Français seront sérieux pendant six semaines. Je n’ai pu encore me corriger de cette idée. Je crois voir tout le monde morne et sans argent, et de là j’infère qu’il ne faut pas précipiter les représentations de la pièce du petit Hurtaud, que, par parenthèse, les comédiens attribuent à Saurin et à Diderot. Préville, qui a le nez plus fin, soutient qu’elle est de votre marmotte des Alpes. Dieu veuille lui ôter de la tête cette opinion ! Mlle  Dangeville est fâchée que son rôle de Colette ne soit pas le premier rôle : on aura de la peine à l’apaiser.

M. le duc de Choiseul a bien voulu me mander que les souscriptions cornéliennes vont à merveille. Il y a donc quelque chose qui va bien à Paris. On parle, dans nos rochers, de certaines petites brouilleries qui ont retenti jusqu’aux Alpes. Je crains que M. le duc de Choiseul ne se dégoûte, et qu’il ne quitte un poste fatigant, comme un médecin, appelé trop tard, abandonne son malade ; j’en serais inconsolable.

Aimons le théâtre ; c’est la seule gloire qui nous reste. J’en suis à Héraclius : je commence à l’entendre. En vérité, il n’y a de beau dans cette pièce que quatre vers[7] traduits de l’espagnol. Quand on examine de près les pièces et les hommes, on rabat un peu de l’estime. Il n’y a que mes anges qui gagnent à être vus tous les jours. Mais comment vont les yeux ?

  1. 21 juiillet.
  2. La bataille de Kirch-Dinker, gagnée le 16 juillet, par le prince Ferdinand sur les maréchaux de Broglie et de Soubise.
  3. Pris le 15 janvier.
  4. La Dominique, l’une des Antilles, avait été prise par les Anglais le 6 juin.
  5. Les Anglais étaient maîtres de Belle-Isle depuis le 7 juin.
  6. Le Financier, joué le 20 juillet.
  7. Voyez ces vers, tome XVII, page 396.