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4607. — À M. LE DUC DE CHOISEUL[1].
13 juillet.

Monseigneur, vous savez qu’au sortir du grand conseil tenu pour le testament du roi d’Espagne, Louis XIV rencontra quatre de ses filles qui jouaient, et leur dit : « Eh bien ! quel parti prendriez-vous à ma place ? » Ces jeunes princesses dirent leur avis au hasard. Le roi leur répliqua : « De quelque avis que je sois, j’aurai des censeurs. »

Vous daignez en user avec moi, vieux radoteur, comme Louis XIV avec ses enfants. Vous voulez que je bavarde, bavarde, et que je compile, compile. Vos bontés, et ma façon d’être, qui est sans conséquence, me donnent toujours le droit que Gros-Jean prenait avec son curé.

D’abord je crois fermement que tous les hommes ont été, sont, et seront menés par les événements. Je respecte fort le cardinal de Richelieu ; mais il ne s’engagea avec Gustave-Adolphe que quand Gustave eut débarqué en Poméranie sans le consulter ; il profita de la circonstance. Le cardinal Mazarin profita de la mort du duc de Veymar ; il obtint l’Alsace pour la France, et le duché de Rethel pour lui.

Louis XIV ne s’attendait point, en faisant la paix de Ryswick, que son petit-fils[2] aurait, trois ans après, la succession de Charles-Quint. Il s’attendait encore moins que l’arrière-petit-fils[3] abandonnerait les Français pendant quatre ans aux déprédations de l’Angleterre, maîtresse de Gibraltar. Vous savez quel hasard fit la paix avec l’Angleterre, signée par ce beau lord Bolingbroke sur les belles fesses de Mme Pulteney. Vous ferez comme tous les grands hommes de cette espèce, qui ont mis à profit les circonstances où ils se sont trouvés.

Vous avez eu la Prusse pour alliée, vous l’avez pour ennemie ; l’Autriche a changé de système, et vous aussi. La Russie ne mettait, il y a vingt ans, aucun poids dans la balance de l’Europe, et elle en met un considérable. La Suède a joué un grand rôle, et en joue un très-petit. Tout a changé et changera ; mais, comme vous l’avez dit, la France restera toujours un beau royaume, et redoutable à ses voisins, à moins que les classes des parlements n’y mettent la main.

  1. Etienne-François, né en 1719, mort en 1785.
  2. Philippe V.
  3. Ferdinand VI.