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4490. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Ferney, 19 mars.

C’est pourtant aujourd’hui le jeudi de l’absoute, mes chers anges, et Lekain n’est point arrivé. J’ai ouï dire des choses qui percent le cœur. Est-il donc bien vrai que Lekain ait été en prison pour n’avoir eu un congé que de M. le duc d’Aumont, et pour n’en avoir pas pris deux ? Mlle Corneille avait appris trois rôles ; notre théâtre était tout arrangé, et surtout nous nous attendions à voir Lekain muni de vos lettres et de vos ordres. Toutes ces belles espérances ont été détruites par la noble sévérité du premier gentilhomme de la chambre.

J’espérais encore que Lekain m’apporterait une édition de ce Tancrède qui doit tant à vos bontés, et de cette petite vengeance que j’ai tirée de l’outrecuidance anglaise. Le Prault petit-fils est un petit drôle : il va criant que cette justification[1] de Corneille, que ce plaidoyer contre Shakespeare, que cette préférence donnée à la politesse française sur la barbarie anglaise, est un ouvrage de votre créature des Alpes.


Ce Prault est peu discret
D’avoir dit mon secret[2].


Ce Prault a joué d’un tour à Cramer. Il y un nouveau tome[3] tout garni de facéties : c’est Candide, Socrate, l’Écossaise, et choses hardies. « Envoyez-moi ce tome par la poste, écrit Prault à Cramer, afin que je juge de son mérite, et que je voie si je peux me charger de quinze cents de vos exemplaires. » Cramer envoie son tome comme un sot ; Prault l’imprime en deux jours, et probablement y met mon nom pour me faire brûler par Omer. Ah ! mes chers anges, que ce coquinet ôte mon nom ! Il ne faut pas être brûlé tous les six mois.

Mes chers anges, il est vrai que j’ai un beau sujet[4] que je pense pouvoir donner un peu de force à la tragédie française, que j’imagine qu’il y a encore une route, que je ressemble à l’ingénieur du roi de Narzingue[5] qui s’avisait de toutes sortes de

  1. L’Appel à toutes les nations de l’Europe ; voyez tome XXIV, page 191.
  2. Quinault, Alceste, acte I, scène iv.
  3. Il est intitulé Seconde Suite des Mélanges de littérature, d’histoire, et de philosophie.
  4. Ce sujet était celui de Don Pèdre.
  5. Voltaire désigne ainsi Maupertuis.