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J’aime passionnément à être le maître chez moi ; les intendants veulent être les maîtres partout, et ce combat d’opinions ne laisse pas d’être quelquefois embarrassant.

Je ne suis point du tout de l’avis de


Ce bon Régent qui gâta tout en France[1].


Il prétendait, dites-vous, qu’il n’y avait que des sots ou des fripons. Le nombre en est grand, et je crois qu’au Palais-Royal la chose était ainsi ; mais je vous nommerai, quand vous voudrez, vingt belles âmes qui ne sont ni sottes ni coquines, à commencer par vous, madame, et par M.  le président Hénault. Je tiens de plus nos philosophes très-gens de bien ; je crois les Diderot, les d’Alembert, aussi vertueux qu’éclairés. Cette idée fait un contre-poids dans mon esprit à toutes les horreurs de ce monde.

Vraiment, madame, ce serait un beau jour pour moi que le petit souper dont vous me parlez, avec M.  le maréchal de Richelieu et M.  le président Hénault ; mais, en attendant le souper, je vous assure, sans vanité, que je vous ferais des contes que vous prendriez pour des Mille et une Nuits, et qui pourtant sont très-véritables.

Oui, madame, j’aurais du plaisir, et le plus grand plaisir du monde, à vous parler, et surtout à vous entendre. Cela serait plaisant de nous voir arriver à Saint-Joseph avec Mme  Denis et cette demoiselle Corneille, qui sera, je vous jure, le contre-pied du pédantisme ; mais je vous avertis que je ne pourrais jamais passer à Paris que les mois de janvier et de février.

Vous ne savez pas, madame, ce que c’est que le plaisir de gouverner des terres un peu étendues ; vous ne connaissez pas la vie libre et patriarcale : c’est une espèce d’existence nouvelle. D’ailleurs je suis si insolent dans ma manière de penser, j’ai quelquefois des expressions si téméraires, je hais si fort les pédants, j’ai tant d’horreur pour les hypocrites, je me mets si fort en colère contre les fanatiques, que je ne pourrais jamais tenir à Paris plus de deux mois.

Vous me parlez, madame, de ma paix particulière ; mais vraiment je la tiens toute faite : je crois même avoir du crédit, si vous me fâchez ; mais je suis discret, et je mets une partie du souverain bien à ne demander rien à personne, à n’avoir besoin de personne, à ne courtiser personne. Il y a des vieillards doucereux,

  1. Vers de l’Èpître sur la Calomnie, à Mme  du Châtelet, 1733 ; voyez tome X.