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4413. — À M.  DAGIEU[1].
À Ferney, 11 janvier.

Mme  Denis et moi, monsieur, nous sommes des cœurs sensibles. Vous savez combien votre souvenir nous touche. Nous avons encore avec nous un cœur de dix-sept ans qui se forme : c’est l’héritière du nom du grand Corneille. C’est avec les ouvrages de son aïeul que nous oublions l’Annèe littéraire et son digne auteur. Si M.  Morand[2] veut aimer les gens de lettres, il ne faut pas qu’il choisisse les pirates des lettres.

Permettez-vous, monsieur, que je vous consulte sur une affaire plus importante ? J’ai auprès de moi un jeune homme de mes parents[3] ; il fut attaqué, il y a dix-huit mois, d’un rhumatisme qui ressemblait à une sciatique. Nous l’envoyâmes aux bains d’Aix ; les douleurs augmentèrent. M.  Tronchin lui ordonna encore les eaux, il y a six mois ; il en revint avec une tumeur sur le fascia lata, et toujours souffrant des douleurs d’élancement, se sentant comme déchiré. Il se ressouvint alors, ou crut se ressouvenir, qu’il était tombé à la chasse il y avait deux ans. On lui appliqua les mouches cantharides avant cet aveu, et après cet aveu on en fut lâché. Les douleurs devinrent plus vives, la tumeur plus forte. On jugea que le coup qu’il prétendait s’être donné à la cuisse, en tombant de cheval, avait pu causer une carie dans le fémur. On lui fit une ouverture de six grands doigts de long, et très-profonde. On sonda, on ne put pénétrer assez avant ; le pus coula d’abord assez blanc, ensuite plus foncé, enfin d’une espèce fétide et purulente. Les douleurs furent toujours les mêmes, depuis la tête du fémur jusqu’au genou. Ces élancements se sont fait sentir dans l’autre cuisse. Celle à laquelle on avait fait l’opération s’est très-enflée, l’autre s’est absolument desséchée. Le pus de la plaie est devenu de jour en jour plus fétide, tantôt en grande abondance, tantôt en petite quantité ; très-souvent la fièvre, des insomnies, mais toujours un peu d’appétit. On a jugé la tête du fémur cariée et déplacée. Tronchin l’a jugé à mort. Le chirurgien, qui est assez habile, a pensé de même. Il se fit une nouvelle tumeur au-dessous de la plaie, il y a quelques jours ; il en coula une grande quantité de sanie puru-

  1. Voyez tome XXXVII, page 404.
  2. Chirurgien-major de l’Hôtel des Invalides, nommé dans la lettre 4228, Morand était lié avec Fréron.
  3. Daumart ; voyez la lettre 4479.