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nous battant dans les quatre parties du monde. Français, répondez ainsi à ce pauvre Ami des hommes ! Je suis fâché que le cher Fréron soit encagé, il n’y aura plus moyen de se moquer de lui ; mais il nous reste Pompignan pour nos menus plaisirs[1].

Ma chère philosophe, savez-vous que je ramène mes voisins les jésuites à leur vœu de pauvreté, que je les mets dans la voie du salut, en les dépouillant d’un domaine assez considérable qu’ils avaient usurpé sur six frères gentilshommes[2] du pays, tous au service du roi ? Ils avaient obtenu la permission du roi d’acheter à vil prix l’héritage de ces six frères, héritage engagé, héritage dans lequel ils croyaient que ces gentilshommes ne pouvaient rentrer, parce que, disent-ils dans un de leurs Mémoires que j’ai entre les mains, ces officiers sont trop pauvres pour être en état de rembourser la somme pour laquelle le bien de leurs ancêtres est engagé.

Les six frères sont venus me voir ; il y en a un qui a douze ans, et qui sert le roi depuis trois. Cela touche une âme sensible ; je leur ai prêté sur-le-champ sans intérêts tout ce que j’avais, et j’ai suspendu les travaux de Ferney ; ils vont rentrer dans leur bien. Figurez-vous que les frères jésuites, pour faire leur manœuvre, s’étaient liés avec un conseiller d’État de Genève, qui leur avait servi de prête-nom. Quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion. Enfin j’aurai le plaisir de triompher d’Ignace et de Calvin ; les jésuites sont forcés de se soumettre, il ne s’agit plus que de quelques florins pour le Genevois. Cela va faire un beau bruit dans quelques mois. Vous sentez bien que frère Kroust dira à madame la dauphine que je suis athée ; mais, par le grand Dieu que j’adore, je les attraperai bien, eux et l’abbé Guyon, et maître Abraham Chaumeix, et le Journal chrétien, et l’abbé Brizel[3], etc., etc. Non-seulement je mène la petite-fille du grand Corneille à la messe, mais j’écris une lettre[4] à un ami du feu pape, dans laquelle je prouve (aussi plaisamment que je le peux) que je suis meilleur chrétien que tous ces fiacres-là ; que j’aime Dieu, mon roi, et le pape ; que j’ai toujours cru la transsubstantiation ; qu’il faut d’ailleurs payer les impôts, ou n’être pas citoyen. Ma chère philosophe, communiquez cela au Prophète ; voilà comme il faut

  1. Le Méchant, acte II, scène i.
  2. MM. Desprez de Crassy.
  3. C’est ainsi que l’abbé Grizel était appelé dans quelques éditions de sa Conversation ; voyez tome XXIV, page 239.
  4. Sans doute celle qui est adressée au marquis Albergati, sous le n° 4387.