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nité triomphent également. J’ai vu, dans Mérope, l’amour maternel faire répandre des larmes, sans le secours de l’amour galant. Ces sujets remuent l’âme la plus grossière comme la plus délicate ; et si le peuple assistait à des spectacles honnêtes, il y aurait bien moins d’âmes grossières et dures. C’est ce qui fit des Athéniens une nation si supérieure. Les ouvriers n’allaient point porter à des farces indécentes l’argent qui devait nourrir leurs familles ; mais les magistrats appelaient, dans des fêtes célèbres, la nation entière à des représentations qui enseignaient la vertu et l’amour de la patrie. Les spectacles que nous donnons chez nous sont une bien faible imitation de cette magnificence ; mais enfin ils en retracent quelque idée. C’est la plus belle éducation qu’on puisse donner à la jeunesse, le plus noble délassement du travail, la meilleure instruction pour tous les ordres des citoyens ; c’est presque la seule manière d’assembler les hommes pour les rendre sociables.


Emollit mores, nec sinit esse feros.

(Ovid., II, ex Ponto, ep. ix, v. 48.)

Aussi je ne me lasserai point de répéter que, parmi vous, le pape Léon X, l’archevêque Trissino[1], le cardinal Bibiena, et, parmi nous, les cardinaux Richelieu et Mazarin, ressuscitèrent la scène. Ils savaient qu’il vaut mieux voir l’Œdipe de Sophocle que de perdre au jeu la nourriture de ses enfants, son temps dans un café, sa raison dans un cabaret, sa santé dans des réduits de débauche, et toute la douceur de sa vie dans le besoin et dans la privation des plaisirs de l’esprit.

Il serait à souhaiter, monsieur, que les spectacles fussent, dans les grandes villes, ce qu’ils sont dans vos terres et dans les miennes, et dans celles de tant d’amateurs ; qu’ils ne fussent point mercenaires ; que ceux qui sont à la tête des gouvernements fissent ce que nous faisons, et ce qu’on fait dans tant de villes. C’est aux édiles à donner les jeux publics ; s’ils deviennent une marchandise, ils risquent d’être avilis. Les hommes ne s’accoutument que trop à mépriser les services qu’ils payent. Alors l’intérêt, plus fort encore que la jalousie, enfante les cabales. Les Claveret cherchent à perdre les Corneille, les Pradon veulent écraser les Racine.

C’est une guerre toujours renaissante, dans laquelle la méchanceté, le ridicule, et la bassesse, sont sans cesse sous les armes.

  1. Voyez la note, tome IV, page 488.