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n’est pas par mauvaise volonté que je n’ai pas fait à Tancrède et à sa chère Aménaïde tout ce que je voudrais leur faire. Mes anges n’imaginent pas quel est le fardeau d’un homme très-faible et un peu vieux, qui a quatre campagnes à gouverner à la fois, qui s’avise de bâtir un château et une église, qui ne peut suffire à une correspondance forcée, qui, pour l’achever de peindre, se trouve assez embarrassé avec l’empire de toutes les Russies. Il est fort doux d’être occupé, mais il est dur d’être surchargé ; le corps en souffre, Tancrède aussi. J’implore la clémence de Mme Scaliger ; je n’en peux plus. Des vers et moi ne peuvent se rencontrer ensemble d’ici à plus de trois mois. N’exigez rien de moi, mes divins anges, car je ne ferais que des sottises ; il me reste à peine assez de tête pour vous dire que s’il y a dans Tancrède la simplicité, la noblesse, l’intérêt, la nouveauté que vous y trouvez, cette pièce pourra être aussi bien reçue que l’Écossaise. Mlle Clairon pleure et fait pleurer, dites-vous : que demandez-vous de plus ? Il se trouvera quelques raisonneurs qui, après avoir pleuré, diront à souper que le courrier qui portait la lettre d’Aménaïde au camp des Maures devrait avoir parlé avant de mourir ; d’autres répondront qu’il devait se taire ; on demandera s’il y a assez de raisons pour condamner Aménaïde ; les gens de bonne volonté diront qu’il n’y en a que trop ; que son courrier allait au camp des Maures ; que Solamir avait osé la demander en mariage dans Syracuse ; que Solamir l’avait aimée à Constantinople. Il est encore très-naturel, et même indispensable, que Tancrède la croie coupable, puisque son père même avoue à Tancrède qu’il n’est que trop sûr du crime de sa fille. Toute l’intrigue est donc de la plus grande vraisemblance, et ce serait une chose bien inutile et bien déplacée de faire parler un postillon qui ne doit point parler. Il me semble que quand on a pour soi la vraisemblance et l’intérêt, on peut risquer de jouer à ce jeu dangereux de cinq actes contre quinze cents personnes. Permettez-moi de vous dire, mon cher ange, qu’il faut que Lekain mette beaucoup de passion dans son rôle ; cette passion doit être noble, je l’avoue ; mais il faut que le désespoir perce toujours à travers cette noblesse.

Je souhaite que Brizard[1] joue le bon homme comme j’ai eu l’honneur de le jouer ; croyez que ma nièce et moi nous faisons pleurer les gens quand nous voulons.

Que vous me faites plaisir de me dire que vous ne pouvez

  1. Voyez la note, tome XXXIX, page 262.