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et en couteaux de chasse, qui recevaient l’ordre d’un petit prestolet que la secte elle-même méprise et qu’elle emploie, chassé de l’autre parti dès qu’on a connu son peu d’esprit et de talent, dévoré de la rage d’être journaliste et ne pouvant y réussir : chose pourtant si aisée, au rapport des philosophes ses protecteurs[1].

La veille et le matin de cette grande journée, on avait eu soin d’exercer tous ces nobles combattants, et de leur bien marquer les endroits où ils devaient faire feu et applaudir à toute outrance. Le sage Tacite[2], le prudent Théophraste[3], et tous les graves sénateurs de la république des philosophes, ne se trouvèrent point à cette affaire ; ils ne jugèrent pas à propos d’exposer leurs augustes personnes. Ils attendaient l’événement aux Tuileries, où ils se promenaient inquiets, égarés, impatients. Ils avaient donné ordre qu’on leur envoyât un courrier à chaque acte.

Les gens de goût s’avancèrent tranquillement, mais en très-petit nombre, sans commandants, sans dispositions, et même sans troupes auxiliaires ; ils se reposaient sur la justice de leur cause : confiance trop aveugle !

La toile se lève ; le signal est donné ; l’armée philosophique s’ébranle ; elle fait retentir la salle d’acclamations ; le choc des mains agite l’air, et la terre tremble sous les battements des pieds. On fut quelque temps sans dépêcher le courrier, parce qu’on ne savait si le premier acte était fini ; lorsqu’on en fut certain, le général honora de cet emploi un de ses plus braves aides de camp, Mercure[4], exilé de l’Olympe et privé de ses fonctions périodiques ; il partit plus prompt que l’éclair, arriva aux Tuileries, annonça ce brillant début aux sénateurs assemblés, leur dit qu’on avait applaudi à tout rompre, même avant que les acteurs ouvrissent la bouche ; que le seul mot wasp (mot anglais qui signifie guêpe) avait excité des transports d’admiration ; que rien n’était échappé, et qu’on avait saisi tout l’esprit, tout le sel, toute la finesse des épigrammes d’araignée, de vipère, de coquin, de faquin, de fripon, etc., etc., etc. LE SÉNAT, en récompense d’une si heureuse nouvelle, assura le messager qu’il relèverait toutes ses pièces tombées ; qu’il forcerait le public à les trouver nobles et touchantes, ou du moins qu’il les ferait jouer devant lui. Au second, au troisième, au quatrième acte, nouveaux courriers, nouveaux avantages. Enfin le faible détachement du Goût fut écrasé par la supériorité du nombre, et les Barbares se virent maîtres du champ de bataille. L’armée victorieuse fit une marche pour se rendre aux Tuileries, où elle déboucha par le Pont-Royal, au bruit des trompettes et des Clairons[5]. LE SÉNAT TRÈS-PHILOSOPHIQUE fut dans un instant entouré des vainqueurs couverts de sueur et de poussière. Tous parlaient en même temps ; tous s’écriaient : Triomphe, victoire, victoire complète ! Les anciens leur imposèrent

  1. Il s’agit de l’abbé de La Porte, ci-devant collaborateur de Fréron, alors rédacteur de l’Observateur littéraire.
  2. D’Alembert, qui a traduit quelques parties de l’historien romain.
  3. Duclos ou d’Argental.
  4. Marmontel.
  5. Allusion à Mlle Clairon.