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3782. — DE M.  LE BARON DE HALLER.
Roche, 17 février.

Monsieur, j’ai été véritablement affligé de la lettre dont vous m’avez honoré. Quoi ! j’admirerai un homme riche, indépendant, maître du choix des meilleures sociétés, également applaudi par les rois et par le public, assuré de l’immortalité de son nom, et je verrai cet homme perdre le repos pour prouver qu’un tel a fait des vols, et qu’un autre n’est pas convaincu d’en avoir fait !

Il faut bien que la Providence veuille tenir la balance égale pour tous les humains. Elle vous a comblé de biens, elle vous accable de gloire ; mais il vous fallait des malheurs ; elle a trouvé l’équilibre en vous rendant sensible.

Les personnes dont vous vous plaignez perdraient bien peu en perdant ce que vous appelez la protection d’un homme caché dans un petit coin du monde, et charmé d’être sans influence et sans liaisons. Les lois ont seules ici le droit de protéger le citoyen et le sujet. M.  Grasset[1] est chargé des affaires de mon libraire. J’ai vu M.  Lervèche[2] chez un exilé, M.  May[3], que j’ai visité quelquefois depuis sa disgrâce, et qui passait ses dernières heures avec ce ministre.

Si l’un ou l’autre a mis mon nom sous des anonymes, s’il a laissé croire que nos relations sont plus intimes, il aura vis-à-vis de moi des torts que vous sentez avec trop d’amitié.

Si les souhaits avaient du pouvoir, j’en ajouterais un aux bienfaits du destin. Je vous douerais de la tranquillité, qui fuit devant le génie, qui ne le vaut pas par rapport à la société, mais qui vaut bien davantage par

  1. Si M.  de Haller s’était rappelé combien la conduite de ce Grasset était infâme, il aurait sans doute, tout bon calviniste qu’il était, répondu d’un ton moins magistral.

    Un étranger se présente chez M.  de Voltaire, et lui raconte qu’il a vu à Berne M.  de Haller. M.  de Voltaire le félicite sur le bonheur qu’il a eu de voir un grand homme. « Vous m’étonnez, dit l’étranger ; M.  de Haller ne parle certainement pas de vous de la même manière. — Eh bien ! répliqua M.  de Voltaire, il est possible que nous nous trompions tous deux. » (K.)

    — Cette anecdote se retrouve dans les Mémoires de J. Casanova de Seingalt.

  2. Dans les éditions de Kehl, on lit : Lervèche (La Roche). Dans le libelle de La Beaumelle intitulé M.  de Voltaire peint par lui-même, on lit : Lervèche-La-Roche. Il faudrait peut-être : Lervèche à Roche, etc. Dans ce même volume de La Beaumelle, en la lettre de Voltaire du 13 février, on lit : Lervèche ou Pervèche. Le texte des deux lettres de Voltaire et de Haller dans la Réponse au pauvre diable (voyez tome XVII, page 216), et dans l’Année littéraire, 1760, tome V, pages 191-193, porte Lévéché. Benjamin Constant, à qui je me suis adressé, n’a pu lever mes doutes sur le vrai nom de l’auteur. (B.) — Ce nom paraît être celui du ministre Leresche.
  3. Habitant de Roche, où Haller était alors directeur des salines.