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4202. — RELATION D’UNE GRANDE BATAILLE[1].
Paris, ce 27 juillet 1760.

Hier samedi, 26 de ce mois, sur les cinq heures et demie du soir, il se donna, au parterre de la Comédie française, une des plus mémorables batailles dont l’histoire littéraire fasse mention. Il s’agissait du Café ou de l’Écossaise, qu’on représentait pour la première fois. Les gens de goût voulaient que cette pièce fût sifflée ; les philosophes s’étaient engagés à la faire applaudir. L’avant-garde de ces derniers, composée de tous les rimailleurs et prosailleurs ridiculisés dans l’Année littéraire, était conduite par une espèce de savetier appelé Blaise', qui faisait le Diable à quatre[2]. Le redoutable Dortidius[3] était au centre de l’armée ; on l’avait élu général d’une voix unanime. Son visage était brûlant, ses regards furieux, sa tête échevelée, tous ses sens agités comme ils le sont lorsque, dominé par son divin enthousiasme, il rend ses oracles sur le trépied philosophique. Ce centre renfermait l’élite des troupes, c’est-à-dire tous ceux qui travaillaient à ce grand Dictionnaire dont la suspension fait gémir l’Europe, les typographes qui l’ont imprimé, les libraires qui le vendent, et leurs garçons de boutique.

L’aile droite était commandée par un prophète de Boehmischbroda[4], le Calchas de l’armée, qui avait prédit le succès du combat. Il avait sous ses ordres deux régiments de clercs de procureurs et d’écrivains sous les charniers. La gauche, formée de deux brigades d’apprentifs chirurgiens et perruquiers, avait pour chef le pesant La M…[5], cet usurpateur du petit royaume d’Angola. Un bataillon d’ergoteurs irlandais, charmés d’obéir à l’abbé Micromégan[6], leur compatriote, faisait l’arrière-garde : ils avaient juré d’user jusqu’au dernier lobe de leurs poumons pour défendre la charmante Écossaise, cette nouvelle Hélène qui trouble la littérature et la philosophie. Il y avait jusqu’à un corps de réserve de laquais et de savoyards en redingotes

  1. Fréron, Année littéraire (1760). tome V. pages 209 à 216. — Desnoiresterres, Voltaire aux Délices.
  2. Sedaine, auteur de Blaise le savetier et du Diable à quatre ou la Double Métamorphose.
  3. Diderot.
  4. Grimm dit à propos de l’Écossaise : « Le gouvernement, bientôt honteux d’avoir permis les Philosophes, a voulu donner une marque d’impartialité en permettant la représentation du rôle de Fréron dans la comédie de l’Écossaise ; mais ce n’était pas réparer une faute : c’était en commettre deux… La police n’a pas fait son devoir en permettant ce scandale. » (Correspondance littéraire, 1er octobre 1760. Paris, Garnier frères, tome IV, page 299.)
  5. Le chevalier de La Morlière. Le chevalier n’était point à la Comédie française le jour de la représentation de l’Écossaise. Fréron, sur sa réclamation, dut revenir sur tout ce qu’il avait dit à son égard, dans sa lettre XII du 4 août.
  6. L’abbé de Méhégan, Irlandais d’origine, auteur d’un pamphlet contre Fréron, intitulé Lettre à M. D*** sur l’Année littéraire (Paris, 1755).