Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/396

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

taire. Pour mes vers et mes rapsodies, je n’y pense pas ; j’ai bien ici d’autres affaires, et j’ai fait divorce avec les Muses jusqu’à des temps plus tranquilles.

Au mois de juin la campagne commencera. Il n’y aura pas là de quoi rire ; plutôt de quoi pleurer. Souvenez-vous que Phihihu[1] est en plein vovage. Si un certain petit duc[2], possédé d’une centaine de légions de démons autrichiens, ne se fait promptement exorciser, qu’il craigne le voyageur qui pourrait écrire d’étranges choses à son sublime empereur.

Je ferai la guerre de toute façon à mes ennemis. Ils ne peuvent pas me faire mettre à la Bastille. Après toute la mauvaise volonté qu’ils me témoignent, c’est une bien faible vengeance que celle de les persifler.

On dit qu’on fait de nouvelles cabrioles sur le tombeau de l’abbé Paris. On dit qu’on brûle à Paris tous les bons livres ; qu’on y est plus fou que jamais, non pas d’une joie aimable, mais d’une folie sombre et taciturne. Votre nation est de toutes celles de l’Europe la plus inconséquente : elle a beaucoup d’esprit, mais point de suite dans les idées. Voilà comme elle parait dans toute son histoire.

Il faut que ce soit un caractère indélébile qui lui est empreint. Il n’y a d’exceptions dans cette longue suite de règnes que quelques années de Louis XIV. Le règne de Henri IV ne fut pas assez tranquille ni assez long pour qu’on en puisse faire mention. Durant l’administration de Richelieu ; on remarque de la liaison dans les projets et du nerf dans l’exécution ; mais, en vérité, ce sont de bien courtes époques de sagesse pour une aussi longue histoire de folies.

La France a pu produire des Descartes, des Malebranche, mais ni des Leibnitz, ni des Locke, ni des Newton. En revanche, pour le goût, vous surpassez toutes les autres nations, et je me rangerai sous vos étendards quant à ce qui regarde la finesse du discernement et le choix judicieux et scrupuleux des véritables beautés de celles qui n’en ont que l’apparence. C’est une grande avance pour les belles-lettres, mais ce n’est pas tout.

J’ai lu beaucoup de livres nouveaux qui paraissent, en regrettant le temps que je leur ai donné. Je n’ai trouvé de bon qu’un nouvel ouvrage de d’Alembert, surtout ses Éléments de philosophie, et son Discours[3] encyclopédique. Les autres livres qui me sont tombés entre les mains ne sont pas dignes d’être brûlés.

Adieu ; vivez en paix dans votre retraite, et ne parlez pas de mourir. Vous n’avez que soixante-deux ans[4], et votre âme est encore pleine de ce feu qui anime les corps et les soutient. Vous m’enterrerez, moi et la moitié de la génération présente. Vous aurez le plaisir de faire un couplet malin

  1. Relation de Phihihu, émissaire de l’empereur de la Chine en Europe : traduite du chinois. C’est une facétie en six lettres, dans laquelle Frédéric se moque du pape, qui avait envoyé à Daun une toque et une épée bénites.
  2. Le duc de Choiseul.
  3. Discours préliminaire de l’Encyclopédie.
  4. Voltaire avait alors soixante-six ans.