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Vous me demandez des vers ; c’est comme si l’Océan demandait de l’eau à un ruisseau. Voici donc une ode aux Germains ; une épître à d’Alembert ; une autre épître sur le commencement de cette campagne, et un conte[1]. Tout cela a été bon pour m’amuser ; mais, je ne cesse de le répéter, cela n’est bon que pour cela. Il faut faire des vers comme vous, Racine, ou Boileau, pour qu’ils aillent à la postérité ; et ce qui n’est pas digne d’elle ne doit point être public.

Vous badinez au sujet de la paix ; s’il s’agit de badiner, vous saurez que, depuis que j’ai lu l’Arioste, j’ai pris monseigneur de Mayence en aversion ; et, depuis l’aventure de Lisbonne[2], l’Église ne saurait trop payer les horreurs qu’elle protége, ni le scandale qu’elle donne. Quoi que pense M. de Choiseul, il faudra pourtant qu’avec le temps il prête l’oreille, et très-fort même, à ce que j’ai imaginé. Je ne m’explique pas, mais on verra en moins de deux mois… toute la scène se changer en Europe ; et vous-même vous conviendrez que je n’étais pas au bout de mes ressources, et que j’ai eu raison de refuser à votre duc mon parc de Clèves.

Or sus, monsieur le comte de Tournay, vous savez que dans le paradis les premiers sujets de nos premiers pères furent des bêtes[3] ; vous connaissez l’attachement que tant de personnes ont pour les animaux, chiens[4], singes, chats, ou perroquets ; et j’espère que vous conviendrez encore que si toutes les sacrées et clémentes majestés qui gouvernent devaient renoncer au nombre de leurs très-humbles sujets qui n’ont pas le sens commun, leur cour s’éclaircirait la première, et leurs esclaves disparaîtraient. À quoi les réduiriez-vous ? avec quoi feraient-ils la guerre ? qui cultiverait les champs ? qui travaillerait, etc., etc. ? Le paradis d’Éden n’est donc, selon moi, qu’une allégorie qui ne signifie autre chose que, pour deux hommes d’esprit dans une société, il s’en trouve mille que frère Lourdis[5] a fabriqués.

Pour votre duc, monsieur le comte, vous le louez mal, à mon sens, en m’assurant qu’il fait des vers[6] comme moi. Je ne suis pas assez dépourvu de goût pour ne pas sentir que les miens ne valent pas grand’chose. Vous le loueriez mieux si vous pouviez me persuader (ce qui est difficile) que ledit duc ne soit endiablé des Autrichiens ; et je soutiens, en outre, que ni Socrate ni le juste Aristide n’auraient jamais consenti qu’on démembrât le moins du monde la république grecque ; en quoi j’imite leur façon de penser.

C’est à présent que je dois déployer toutes les voiles de la politique et

  1. Ode aux Germains, pour les rappeler au patriotisme ; Épître à d’Alembert sur ce qu’on avait défendu l’Encyclopédie et brûlé ses ouvrages en France ; Épître sur le printemps ; Amours d’une Hollandaise et d’un Suisse, par correspondance, conte. Ces quatre pièces font partie des Œuvres posthumes de Frédéric II.
  2. Du 3 septembre 1758 ; voyez tome XV, page 396.
  3. Allusion aux peuples de Clèves et de Westphalie.
  4. Frédéric, comme Henri III et Crébillon, aimait beaucoup les chiens.
  5. La Pucelle, ch. XXI.
  6. Le duc de Choiseul (voyez lettre 4151) s’était dit l’auteur de l’ode qu’il avait fait composer par Palissot.