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la vérité, à être mangé des mouches ; mais il me semble que c’est assez de persécuter les philosophes à la cour, dans la Sorbonne, et dans le parlement, et que c’en serait trop de les jouer sur le théâtre. Je n’aime pas d’ailleurs qu’on fasse un batelage de la Foire du temple de Corneille.

Mon cher ange, j’arrache la plume à mon clerc pour vous dire avec la mienne combien je vous aime. Vous m’avez presque fait aimer Zulime, que je viens de relire.

À propos, j’ai toujours peur d’avoir fait quelque sottise entre M.  le duc de Choiseul et Luc. Je tâche cependant de ne me point brûler avec des charbons ardents. Je me flatte que M.  le duc de Choiseul n’est pas mécontent de ma conduite, et qu’il n’a que des preuves de mon zèle et de ma tendre reconnaissance pour ses bontés. Seriez-vous assez aimable pour m’assurer qu’il me les continue ? On parle ici beaucoup de paix. J’ai eu chez moi le fils[1] de M.  Fox, jadis premier ministre, qui n’en croit rien.

Je vous demande pardon de cette énorme lettre, et je me mets aux pieds de Mme  Scaliger.


4110. — À M.  LE MARQUIS D’ARGENCE DE DIRAC.
Aux Délices, 28 avril.

Monsieur, si la chair n’était pas aussi infirme chez moi que l’esprit est prompt[2], quand il s’agit des sentiments d’estime que vous m’inspirez ; si j’avais un moment de santé, il aurait été employé depuis longtemps à vous remercier du souvenir dont vous m’honorez. Je ne me suis guère flatté que vous puissiez passer nos montagnes, et venir voir dans un petit coin du monde la philosophie libre et indépendante. Vous la porterez dans vos terres. Peu d’hommes savent vivre avec eux-mêmes, et jouir de leur liberté ; c’est un trésor dont ils sont tous embarrassés. Le paysan le vend pour quatre sous par jour, le lieutenant pour vingt, le capitaine pour un écu de six francs, le colonel pour avoir le droit de se ruiner. De cent personnes il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui meurent sans avoir vécu pour eux. Les hommes sont des machines que la coutume pousse, comme le vent fait tourner les ailes d’un moulin. Ce Hume dont vous me parlez, monsieur, est un vrai philosophe : il ne voit dans les choses que ce que la nature y a mis. Je doute qu’on ait osé traduire fidèle-

  1. Frère aîné du très-célèbre orateur qui est mort en 1806.
  2. « Spiritus quidem promptus est, caro vero infirma. » (Marc, xiv, 38.)