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monseigneur[1] son frère au-dessus de saint Ambroise ; sa Didon, au-dessus de celle de Virgile ; ses Cantiques sacrés, au-dessus de ceux de David, et d’autant plus sacrés que personne n’y touche. Nous prêtons serment que nous n’avons jamais lu ni ne lirons jamais le Journal[2] du révérend frère Berthier ; et nous certifions à maître Joly de Fleury que nous trouvons son Discours[3] contre l’Encyclopédie un ouvrage unique en son genre. Nous lui en avons même fait de très-sincères remerciements qui paraîtront un jour, soit avant notre mort, soit après notre mort, et qui le couvriront de la gloire immortelle qu’il mérite.

Nous déclarons plus sérieusement que nous ne serons jamais assez fou pour quitter notre charmante retraite ; que, quand on est bien, il faut y rester ; que la vie frelatée de Paris n’approche assurément pas de la vie pure, tranquille, et doucement occupée, qu’on mène à la campagne ; que nous faisons cent fois plus de cas de nos bœufs et de nos charrues que des persécuteurs de la philosophie et des belles-lettres ; que, de toutes les démences, la démence la plus ridicule est de s’aller faire esclave quand on est libre, et d’aller essuyer tous les mépris attachés au plat métier d’homme de lettres, quand on est chez soi maître absolu ; enfin, d’aller ramper ailleurs, quand on n’a personne au-dessus de soi dans le coin du monde qu’on habite.

Plus j’approche de ma fin, mon cher ange, plus je chéris ma liberté ; et, si je ne la trouvais pas au pied des Alpes, j’irais la chercher au pied du mont Caucase. J’ai sous ma fenêtre un aigle qui ne bouge depuis cinq ans, et qui n’a nulle envie d’aller dans le pays des aigles ; je suis comme lui. Mais vous savez, mon divin ange, combien mon bonheur est empoisonné par l’idée que je mourrai sans vous avoir revu. Comptez que cela seul répand une amertume continuelle sur le destin heureux que je me suis fait. Je vous prie, pour ma consolation, de vouloir bien me mander ce que vous faites de Zulime, à qui vous faites donner les rôles, qui est premier gentilhomme[4] du tripot ; s’il est vrai qu’on joue une pièce contre les philosophes dans laquelle on représente Jean-Jacques marchant à quatre pattes, et si le premier gentilhomme du tripot souffre une telle indécence ? Jean-Jacques Rousseau, s’étant mis tout nu dans le tonneau de Diogène, s’est exposé, à

  1. L’évêque du Puy-en-Velay.
  2. Le Journal de Trévoux.
  3. Le réquisitoire du 23 février 1759.
  4. Le duc de Fleury, l’un des premiers gentilshommes de la chambre, était d’année en 1760.