Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/303

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rait mal son temps. Il faut avouer que c’est dommage qu’un roi si philosophe, si savant, si bon général, soit un ami perfide, un cœur ingrat, un mauvais parent, un mauvais maître, un détestable voisin, un allié infidèle, un homme né pour le malheur du genre humain, qui écrit sur la morale avec un esprit faux, et qui agit avec un cœur gangrené. Je lui ai enseigné du moins à écrire. Vous savez comme il m’a récompensé. Ce qui me console, c’est que M.  le duc de Choiseul est, révérence parler, une bien aimable créature ; c’est que son esprit est juste et son cœur noble.

Vous êtes instruit, à ce que je crois, des vers abominables que Luc[1] avait faits contre le roi. Vous verrez à la fin du poëme de la Guerre l’antidote de ce poison ; c’est un éloge de Louis XV, qui est à peu près de ma façon. Mais Louis XV n’en saura rien ; il aimera mieux être loué du roi de Prusse que de moi.

Je vois, indépendamment de tous ces vers, que nous ferons une campagne. Savez-vous que les Anglais envoient une flotte à la Martinique, une dans la mer Baltique, une à Pondichéry ? Et c’est surtout pour mon Pondichéry que je tremble ; si on le prend, je demanderai une pension sur le Mercure.

Ce Marmontel est un vilain homme ; il a travaillé à cette infâme rapsodie. Les sorciers qui invoquent le diable avec des passages de l’Écriture ne sont pas si coupables, à beaucoup près, qu’un homme qui fait servir les plus beaux vers de Corneille à une méchanceté si plate, si basse et si atroce. Le misérable n’est pas assez puni[2].

Il faut que je vous confie, mon cher ange, que j’ai envoyé la Chevalerie à M.  le duc de Villars, avec une critique sanglante que j’avais faite de ma pièce. Il m’a répondu qu’il trouvait la critique mauvaise et la pièce bonne, qu’il l’avait lue trois fois, qu’il y avait toujours pleuré. Il m’a renvoyé mon Tancrède, et m’a juré qu’il n’en avait point tiré de copie. Cela m’encourage un peu. J’étais bien timide et bien dégoûté ; je ne dis pas que j’aie un courage de téméraire, mais ma peur est diminuée. Vous aurez incessamment Zulime replâtrée et Tancrède raboté.

Je songe actuellement à mon pain. Vous savez que je n’ai acheté des terres au pays de Gex que pour avoir du pain. Or il y a une armée d’alguazils, ennemis du genre humain, entre Ferney, Tournay et les Délices. Il faut livrer bataille pour faire

  1. Voyez les Mémoires de Voltaire.
  2. L’auteur de la parodie de la grande scène de Cinna, Bay de Cury, perdit, pour cette farce, l’intendance des Menus-Plaisirs, et Marmontel, à qui on l’avait d’abord attribuée, le privilège du Mercure ; voyez tome XXXVII, page 33.