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Le présent écrit, contenant la parole de M.  de Brosses, sera remis à M.  de Voltaire, qui lui en donnera un pareil. Ce dix janvier mil sept cent soixante.


Brosses.

4025. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
11 janvier.

Je conçois très-bien, mon divin ange, que vous enverrez plus d’un courrier pour raccommoder la balourdise de ce monsieur, soi-disant d’Aragon, qui stipula si mal les intérêts du duc de Parme dans le traité croqué d’Aix-la-Chapelle[1]. Cet homme cependant passait pour un aigle. J’ai vu en ma vie bien des hiboux se croire aigles. Et que dirons-nous de ceux qui nous ont attiré cette belle guerre avec l’Angleterre, en ne sachant pas ce que c’était que l’Acadie ? Mon cher ange, le monde va comme il peut. Je n’ai d’espérance que dans M.  le duc de Choiseul. Mes annuités, actions, billets de loterie, font mille vœux pour lui.

Le tripot consolerait un peu de toutes les misères qui nous accablent ; mais, divin ange, j’ai fait bien des réflexions. Si la pièce réussit, peu de plaisir m’en revient, comme je vous l’ai déjà dit ; si elle tombe, force tribulations me circonviennent : parodies, brochures, foire, épigrammes, journaux, tout me tombe sur le corps. J’ai soixante et six ans, comme vous savez, et je ne veux plus mourir de la chute d’une pièce de théâtre.

Je vous enverrai, n’en doutez pas, la Chevalerie, à laquelle je ne peux plus rien faire ; mais je vous supplierai de ne la donner qu’à bonnes enseignes, supposé même que vous daigniez vous amuser encore à ces bagatelles, après les impertinences d’Auguste et de Cinna. J’ai lu cette sottise, et j’ai été bien étonné qu’on l’attribuât à Marmontel[2].

À l’égard de Luc, je n’ai fait autre chose qu’envoyer à M.  le duc de Choiseul les lettres qu’il m’écrivait, pour lui être montrées. Je n’ai été qu’un bureau d’adresse. Il voit d’un coup d’œil ce qu’il peut faire de ces épîtres, si tant est qu’on en puisse faire quelque chose. Mais j’ai demandé à M.  le duc de Choiseul une autre grâce, qui n’a nul rapport à Luc : voici de quoi il est question. Il faut plaire aux gens avec qui l’on vit. Le conseil de Genève a condamné à 10,000 livres d’amende un citoyen qu’il aime, et qu’il a

  1. Du mois d’octobre 1748.
  2. La parodie de la scène ire de l’acte II de Cinna, dont nous avons parlé tome XXXVII, page 33.