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en butte aux cabales et aux calomnies qui désolent, à Paris, la littérature ; mais il n’est pas vrai que je me sois retiré à Genève. Mon habitation naturelle est dans des terres que je possède en France, sur la frontière, et auxquelles Sa Majesté a daigné accorder des privilèges et des droits qui me les rendent encore plus précieuses. C’est là que ma principale occupation, assez connue dans le pays, est de cultiver en paix mes campagnes, et de n’être pas inutile à quelques infortunés. Je suis si éloigné d’envoyer à Paris aucun ouvrage que je n’ai aucun commerce, ni direct ni indirect, avec aucun libraire, ni même avec aucun homme de lettres de Paris ; et, hors je ne sais quelle tragédie, intitulée l’Orphelin de la Chine, qu’un ami[1] respectable m’arracha il y a cinq à six années, et dont je fis le médiocre présent aux acteurs du Théâtre-Français, je n’ai certainement rien fait imprimer dans cette ville.

J’ai été assez surpris de recevoir, le dernier de décembre, une feuille[2] d’une brochure périodique, intitulée l’Année littéraire, dont j’ignorais absolument l’existence dans ma retraite. Cette feuille était accompagnée d’une petite comédie qui a pour titre la Femme qui a raison, représentée à Karonge, donnée par M. de Voltaire, et imprimée à Genève. Il y a dans ce titre trois faussetés. Cette pièce, telle qu’elle est défigurée par le libraire, n’est assurément pas mon ouvrage ; elle n’a jamais été imprimée à Genève ; il n’y a nul endroit ici qui s’appelle Karonge[3], et j’ajoute que le libraire de Paris qui l’a imprimée sous mon nom, sans mon aveu, est très-répréhensible.

Mais voici une autre réponse aux politesses de l’auteur de l’Année littéraire. La pièce qu’il croit nouvelle fut jouée, il y a douze ans, à Lunéville, dans le palais du roi de Pologne, où j’avais l’honneur de demeurer. Les premières personnes du royaume, pour la naissance, et peut-être pour l’esprit et le goût, la jouèrent en présence de ce monarque. Il suffit de dire que Mme la marquise du Châtelet-Lorraine représenta la Femme qui a raison avec un applaudissement général. On tait par respect le nom des autres personnes illustres qui vivent encore, ou plutôt par la crainte de

  1. D’Argental.
  2. C’est la malsemaine dont Voltaire parle dans la lettre 4001.
  3. L’édition de 1759 de la Femme qui a raison ne portait pas sur le titre Karonge, comme le dit Voltaire, mais Caronge, ainsi que Beuchot l’a dit page 573 du tome IV. Le nom du village, aujourd’hui ville de Carouge, près de Genève, étant ainsi défiguré, Voltaire faisait une observation juste, mais sévère, et sur laquelle il savait bien à quoi s’en tenir.