Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/257

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je croyais qu’on donnerait les finances à l’abbé du Resnel ; car, puisqu’il a traduit le Tout est bien de Pope en vers, il doit en savoir plus que le Silhouette, qui ne l’a traduit qu’en prose. Ce n’est pas que ce M.  de Silhouette n’ait de l’esprit, et même du génie, et qu’il ne soit fort instruit ; mais il paraît qu’il n’a connu ni la nation, ni les financiers, ni la cour ; qu’il a voulu gouverner en temps de guerre comme à peine on le pourrait faire en temps de paix, et qu’il a ruiné le crédit qu’il cherchait, comptant pouvoir suffire aux besoins de l’État avec un argent qu’il n’avait pas. Ses idées m’ont paru très-belles, mais employées très-mal à propos. Je croyais sa tête formée sur les principes de l’Angleterre, mais il a fait tout le contraire de ce qu’on fait à Londres, où il avait vécu un an chez mon banquier Bénezet. L’Angleterre se soutient par le crédit, et ce crédit est si grand que le gouvernement n’emprunte qu’à quatre pour cent tout au plus. Nous n’avons encore su imiter les Anglais ni en finances, ni en marine, ni en philosophie, ni en agriculture. Il ne manque plus à ma chère patrie que de se battre pour des billets de confession, pour des places à l’hôpital, et de se jeter à la tête la faïence à cul noir sur laquelle elle mange, après avoir vendu sa vaisselle d’argent.

Vous m’avez parlé, madame, de la Lorraine et de la terre de Craon[1] ; vous me la faites regretter, puisque vous prétendez que vous pourriez quelque jour aller en Lorraine. Je me serais volontiers accommodé de Craon, si je m’étais flatté d’avoir l’honneur de vous y recevoir avec Mme  la maréchale de Mirepoix ; mais ce sont là de beaux rêves.

Ce n’est pas la faute du jésuite Menoux si je n’ai pas eu Craon ; je crois que la véritable raison est que Mme  la maréchale de Mirepoix n’a pas pu finir cette affaire. Le jésuite Menoux n’est point un sot comme vous le soupçonnez ; c’est tout le contraire : il a attrapé un million au roi Stanislas sous prétexte de faire des missions dans des villages lorrains qui n’en ont que faire ; il s’est fait bâtir un palais à Nancy. Il fit croire au goguenard de pape Benoît XIV, auteur de trois livres ennuyeux in-folio[2], qu’il les traduisait tous trois ; il lui en montra deux pages, en obtint un bon bénéfice dont il dépouilla des bénédictins, et se moqua ainsi de Benoît XIV et de saint Benoît.

Au reste il est grand cabaleur, grand intrigant, alerte, ser-

  1. On avait déjà parlé de cette terre à Voltaire un an auparavant.
  2. Les Œuvres de Benoît XIV étaient déjà plus volumineuses. La collection a aujourd’hui quinze volumes in-folio.