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3954. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Tournay, 22 octobre.

Acteurs moitié français, moitié suisses, décorateurs de mon théâtre de Polichinelle,


Durant quelques moments souffrez que je respire[1],


et que je réponde à mon ange. Je devrais lui avoir déjà envoyé la pièce, telle que Mme Scaliger la veut. Mon ange est aussi un peu Scaliger, et je le suis plus qu’eux tous. Vous ne la reconnaîtrez pas, cette Chevalerie. J’en use comme dans le temps où j’envoyais à Mlle Desmares[2] des corrections dans un pâté : hesternus error, hodierna virtus. Si j’avais quatre-vingts ans, je chercherais à me corriger. Je n’ai point cette roideur d’esprit des vieillards, mon cher ange ; je suis flexible comme une anguille, et vif comme un lézard, et travaillant toujours comme un écureuil. Dès qu’on me fait apercevoir d’une sottise, j’en mets vite une autre à la place.

Notre conseil n’a jamais pu adopter les négociations de monsieur l’ambassadeur : il sera refusé tout net ; mais nous adoucirons le mauvais succès de son ambassade par une réception dont j’espère que lui et madame l’ambassadrice seront contents. D’ailleurs il entend raison ; il ne voudra pas qu’un Maure envoie un espion dans Syracuse quand les portes sont fermées ; il ne voudra pas que ce Maure propose de mettre tout à feu et à sang si l’on pend une fille. Figurez-vous le beau rôle que jouerait la fille pendant tout ce temps-là ; et ne voilà-t-il pas une intrigue bien attachante que l’embarras de quatre chevaliers qui délibéreraient de sang-froid si l’on exécutera mademoiselle ou non ! et puis alors comment justifier cette pauvre créature ? qu’aurait-elle à dire ? tout déposerait contre elle. L’abbé d’Espagnac, grand raisonneur, lui dirait : Mon enfant, non-seulement vous avez écrit à Solamir, mais vous l’excitez contre nous ; il est clair que vous êtes une malheureuse. Elle serait forcée à dire toujours : Non, non, non, pendant deux actes ; ce serait un procès criminel sans preuves justificatives, et Joly de Fleury ferait brûler

  1. Boileau, satire iii, v. 14.
  2. Cette actrice, nièce de la fameuse Champmélée, créa le rôle de Jocaste dans l’Œdipe de Voltaire. Retirée du théâtre en 1721, elle mourut en 1753.