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Vous ne voulez pas faire la paix sans les Anglais ; vous avez raison, votre honneur y est intéressé. Mais pourquoi ne feriez-vous pas faire la paix aux Anglais en même temps qu’à vous ? N’avez-vous pas acquis assez de droits sur leur estime, assez d’ascendant sur eux, pour qu’ils sacrifient quelques-uns de leurs avantages à l’honneur de vous assurer les vôtres ? Alors les Français, en compensation d’un tel bienfait, ne seront-ils pas excités et autorisés à déterminer leurs alliés à des sacrifices équivalents à ceux que les Anglais auront faits pour eux en votre faveur ? Alors ne serez-vous pas l’auteur et le mobile de cette condescendance réciproque qui ramènera tout à un équilibre désirable et utile à tout l’univers ? En un mot, si vous déterminez les Anglais à ne pas envahir l’empire des mers, la propriété de toutes les colonies, et le commerce universel, doutez-vous que les Français n’engagent vos ennemis à renoncer aux prétentions qui vous seraient nuisibles ?

Il semble que cette tirade, maniée par le génie de M.  de Voltaire, embellie des grâces nerveuses de son style, et ajoutée aux notions qu’il a déjà prises du roi de Prusse, et des objets les plus propres à l’émouvoir, peut mettre dans tout son jour l’idée d’un plan qu’il serait très-heureux que ce prince saisît, adoptât, et conduisît à sa maturité.


3929. — DE FRÉDÉRIC II ROI DE PRUSSE.
(Sagan), 22 septembre.

La duchesse de Saxe-Gotha m’envoie votre lettre[1], etc. Comme je viens d’être étrangement ballotté par la fortune, les correspondances ont toutes été interrompues. Je n’ai point reçu votre paquet du 29 ; c’est même avec bien de la peine que je fais passer cette lettre, si elle est assez heureuse de passer.

Ma position n’est pas si désespérée que mes ennemis le débitent. Je finirai encore bien ma campagne ; je n’ai pas le courage abattu ; mais je vois qu’il s’agit de paix. Tout ce que je peux vous dire de positif sur cet article, c’est que j’ai de l’honneur pour dix, et que, quelque malheur qui m’arrive, je me sens incapable de faire une action qui blesse le moins du monde ce point si sensible et si délicat pour un homme qui pense en preux chevalier, si peu considéré de ces infâmes politiques qui pensent comme des marchands.

Je ne sais rien de ce que vous avez voulu me faire savoir ; mais, pour faire la paix, voilà deux conditions dont je ne me départirai jamais : 1° de la faire conjointement avec mes fidèles alliés ; 2° de la faire honorable et glorieuse. Voyez-vous, il ne me reste que l’honneur, je le conserverai au prix de mon sang.

  1. La lettre de Voltaire à laquelle répond le roi de Prusse n’est point encore publiée ; mais elle fut le sujet des Observations de M.  de Chauvelin, que nous donnons ci-dessus.