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chaque pas que l’on fait ; elle n’empêche pas l’eau d’y pénétrer et d’y occasionner à force de refroidissement des humeurs goutteuses, maladie cruelle qui par de longs tourments conduit au tombeau. Matthieu Reinhardt excellait à éviter tous ces défauts. Ses ouvrages avaient atteint le degré de perfection dont ils sont capables. Il avait surpassé tous ses compagnons et tous ses émules par son talent ; et quiconque s’élève d’une manière aussi triomphante sur ses compétiteurs est sûrement un grand homme ; celui qui gouverne sagement, avec ordre et avec application, son atelier et sa maison, gouvernerait de même une ville, une province, et, pour ne rien dissimuler, un royaume. Oui, messieurs, ce bon citoyen que nous pleurons avait des qualités qui n’auraient point déparé le trône ; tandis qu’un nombre de ceux qui l’occupent sans talent et sans application ne seraient que de mauvais cordonniers, si l’aveugle fortune qui dispose des naissances ne les avait faits ce qu’ils sont par charité et pour que ces hommes ineptes ne mourussent pas de faim et de misère.

Demi-dieux sur la terre, puissances que la Providence a établies pour gouverner de vastes provinces avec humanité et sagesse, rougissez de honte qu’un pauvre cordonnier vous confonde et vous apprenne vos devoirs ; que l’exemple de sa vie laborieuse vous enseigne ce qu’exigent de vous ces peuples que vous devez rendre heureux. Vous n’êtes point élevés par le ciel pour vous assoupir sur le trône aux concerts de vos flatteurs ; vous y êtes placés pour travailler pour le bien de ces milliers de mortels qui vous sont soumis, et qui sont vos égaux. Vous ne fûtes point élevés si haut pour passer des semaines, des mois, des années, dans les forêts, à poursuivre sans cesse ces animaux sauvages qui vous fuient, à vous glorifier de la méprisable adresse de les attraper, divertissement innocent par soi-même si sa fureur ne vous le rendait pas un métier ; tandis que les chemins dans vos provinces tombent en ruine, que les villes sont infectées de ces objets dégoûtants de la pitié et de la commisération publique, que le commerce languit dans vos États, que l’industrie est sans encouragement, et la police générale même mal observée.

Quel exemple de modération pour vous, grands de la terre, et quelle leçon vous fait un pauvre, mais pieux artisan ! Un homme, peut-être l’objet de votre orgueilleux mépris, et dont vous croyez que le nom salirait votre mémoire, s’il y était gravé, vous enseigne que l’on peut vivre en bonne harmonie avec ses plus proches voisins. Sa jurisprudence, si différente de la vôtre, vous montre qu’il y a des voies pour éviter les querelles, pour éluder les disputes et pour conserver la paix et le repos ; qu’il y a une certaine magnanimité d’âme, bien supérieure aux emportements de la vengeance, qui porte la miséricorde jusqu’à pardonner les injures et les outrages,

    quelle manière piquante ils montrent la contradiction des écrits de Frédéric avec sa conduite en ce moment même. — Le titre n’est pas moins étrange que l’ouvrage : Panégyrique du sieur Jacques-Matthieu Reinhardt, maître cordonnier, prononcé le 13e mois de l’an 2899, dans la ville de l’Imagination, par Pierre Mortier, diacre de la cathédrale. (A. F.)