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frère Abraham Chaumeix, et leurs semblables, auront beau crier que tout est perdu si on se met à avoir le sens commun, les cabales les plus infâmes auront beau exciter le parlement de Paris à faire des remontrances au roi, et à faire brûler l’Encyclopédie, le roi et les philosophes se moqueront du parlement. Bonsoir.


3842. — À MADAME DE FONTAINE,
à paris.
Aux Délices, 5 mai.

Que j’écrive de la main de notre ami Jean-Louis[1], ou de la mienne, cela est égal, ma chère nièce, pourvu que j’écrive. Votre sœur n’a pas une santé bien brillante, et n’est pas, à beaucoup près, si ingambe que moi. Je suis devenu plus grand cultivateur et plus grand architecte que jamais ; j’élève des colonnades, et j’ai des charrues vernies ; il ne me manque que de tremper mon blé dans de l’eau de lavande. Vous irez, sans doute, bientôt à Hornoy ; vous m’y préparerez, s’il vous plaît, les logis : car soyez très-sûre que j’y viendrai radoter avant qu’il soit deux ans.

Vous me conseillez, en attendant, de faire une tragédie, parce que le théâtre est purgé de petits-maîtres[2]. Moi, faire une tragédie, après ce que le grand Jean-Jacques a écrit contre les spectacles ! Gardez-vous, sur les yeux de votre tête, de dire que je suis jamais homme à faire une tragédie. Vous voudriez, n’est-il pas vrai, une tragédie d’un goût nouveau, pleine de fracas, d’action, de spectacle, bien neuve, bien intéressante, bien singulière, féconde en sentiments, en situations ; des mœurs vraies, et cependant nouvelles sur la scène ? Vous n’aurez rien de tout cela. Gardez-vous de croire que je fasse une tragédie[3]. Assez d’autres en feront, et suppléeront, par l’action théâtrale que je leur ai tant recommandée, au génie que je leur recommande encore plus.

Monsieur le conseiller du grand conseil, je vous suis très-obligé d’avoir rompu avec moi votre silence pythagorique. Vous n’êtes pas l’écrivain le plus fécond de nos jours ; mais, quand vous vous y mettez, vous écrivez très-joliment, et vous avez, par-dessus Mme de Fontaine, le mérite de l’orthographe. J’espère que, dans

  1. Jean-Louis Wagnière.
  2. Les bancs placés sur l’avant-scène disparurent le 23 avril 1759, jour de la rentrée ou de l’ouverture après-Pâques. Le comte de Lauraguais avait donné pour cela trente mille francs ; voyez tome V, page 406.
  3. Voltaire travaillait à Tancrède en ce moment même, et il voulait conspirer très-secrètement contre la cabale.