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Je ferai plus, monsieur ; je vous dirai sans détour, non les beautés que j’ai cru sentir dans ces deux poëmes : la tâche effrayerait ma paresse ; ni même les défauts qu’y remarqueront peut-être de plus habiles gens que moi, mais les déplaisirs qui troublent en cet instant le goût que je prenais à vos leçons, et je vous les dirai encore attendri d’une première lecture où mon cœur écoutait avidement le vôtre, vous aimant comme mon frère, vous honorant comme mon maître, me flattant enfin que vous reconnaîtrez dans mes intentions la franchise d’une âme droite, et dans mes discours le ton d’un ami de la vérité qui parle à un philosophe. D’ailleurs, plus votre second poëme m’enchante, plus je prends librement parti contre le premier. Car, si vous n’avez pas craint de vous opposer à vous-même, pourquoi craindrais-je d’être de votre avis ? Je dois croire que vous ne tenez pas beaucoup à des sentiments que vous réfutez si bien.

Tous mes griefs sont donc contre votre Poëme sur le Désastre de Lisbonne, parce que j’en attendais des effets plus dignes de l’humanité qui paraît vous l’avoir inspiré. Vous reprochez à Pope et à Leibnitz d’insulter à nos maux, en soutenant que tout est bien, et vous amplifiez tellement le tableau de nos misères que vous en aggravez le sentiment. Au lieu des consolations que j’espérais, vous ne faites que m’affliger ; on dirait que vous craignez que je ne voie pas assez combien je suis malheureux, et vous croiriez, ce me semble, me tranquilliser beaucoup en me prouvant que tout est mal.

Ne vous y trompez pas, monsieur, il arrive tout le contraire de ce que vous vous proposez. Cet optimisme que vous trouvez si cruel me console pourtant dans les mêmes douleurs que vous me peignez comme insupportables. Le poëme de Pope adoucit mes maux, et, me porte à la patience ; le vôtre aigrit mes peines, m’excite au murmure, et, m’ôtant tout, hors une espérance ébranlée, il me réduit au désespoir. Dans cette étrange opposition qui règne entre ce que vous établissez et ce que j’éprouve, calmez la perplexité qui m’agite, et dites-moi qui s’abuse du sentiment ou de la raison.

« Homme, prends patience, me disent Pope et Leibnitz ; les maux sont un effet nécessaire de la nature et de la constitution de cet univers. L’Être éternel et bienfaisant qui le gouverne eût voulu l’en garantir : de toutes les économies possibles il a choisi celle qui réunissait le moins de mal et le plus de bien : ou, pour dire la même chose encore plus crûment s’il le faut, s’il n’a pas mieux fait, c’est qu’il ne pouvait mieux faire. »

Que me dit maintenant votre poëme ? « Souffre à jamais, malheureux ! S’il est un Dieu qui t’ait créé, sans doute qu’il est tout-puissant, il pouvai prévenir tous tes maux ; n’espère donc jamais qu’ils finissent, car on ne saurait voir pourquoi tu existes, si ce n’est pour souffrir et mourir. » Je ne sais ce qu’une pareille doctrine peut avoir de plus consolant que l’optimisme et que la fatalité même ; pour moi, j’avoue qu’elle me paraît plus cruelle encore que le manichéisme. Si l’embarras de l’origine du mal vous forçait d’altérer quelqu’une des perfections de Dieu, pourquoi vouloir justifier sa puissance aux dépens de sa bonté ? S’il faut choisir entre deux erreurs, j’aime encore mieux la première.

Vous ne voulez pas, monsieur, qu’on regarde votre ouvrage comme un