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3182. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Aux Délices, près de Genève, 10 juin.

Madame, que ma personne n’est-elle à vos pieds comme mon cœur y est ! Faudra-t-il que je meure sans cette consolation ? Le roi de Prusse veut bien me rappeler auprès de lui ; mais Votre Altesse sérénissime sait que c’est Gotha seul que je regrette. Les rois font semblant de s’aimer, ils se le disent dans leurs traités ; mais il n’y a qu’une souveraine de ma connaissance qui sache se faire aimer véritablement. Les cœurs sont à elle ; les rois n’ont que de l’encens.

Il est vrai, madame, que dans ces Mémoires de Mme de Maintenon, dont Votre Altesse sérénissime daigne me parler, l’encens ne brûle guère pour les souverains. La Beaumelle déchire un peu les vivants et les morts. Ce qui n’est pas de lui, ce qui est d’un certain évêque d’Agen, dont il a pillé les mémoires manuscrits, est légèrement écrit. Ce qui est de La Beaumelle est d’un étourdi sans bienséance et sans conséquence, qui veut avoir de l’esprit à tort et à travers. On ne peut concevoir comment un homme qui a eu le bonheur d’être en état de dire des vérités, ayant d’excellents mémoires entre les mains, a pu vomir tant d’impudents mensonges. Il n’y a point de vérité qu’il n’ait défigurée par des calomnies, et point de calomnie qu’il ne débite avec une insolence brutale. Les grands seraient bien à plaindre si la postérité les jugeait sur de tels écrits : ils sont entre la flatterie et la calomnie ; mais la puissance les console.

Je ne sais si je me trompe, madame, mais il me semble qu’il y a plus de vrai bonheur dans une cour comme la votre que dans celles qui mettent deux cent mille hommes sous les armes, et qui quelquefois font naître des millions de murmures justes ou injustes. Y a-t-il donc quelque chose de préférable à la douceur de gouverner en repos un peuple heureux ? Il paraît que, dans les circonstances présentes, le peuple anglais ne prétend guère à ce titre d’heureux ; les esprits y paraissent bien divisés. Tous sont réunis sous votre domination, madame ; tout y est tranquille. Si je pouvais me traîner, je me traînerais à Gotha. Mon sort est de faire des vœux inutiles.

Que Votre Altesse sérénissime et toute son auguste famille daignent recevoir mon profond respect.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.