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ANNÉE 1758.

Je ne regrette ni Iphégénie en Crimée, ni Hypermnestre[1] ; je crains seulement plus encore pour la perte des fonds publics que pour celle des talents, La compagnie des Indes, le commerce, la marine, me paraissent encore plus en décadence que le bon goût. Jamais on n’a tant fait de livres sur la guerre, et jamais nos armes n’ont été plus malheureuses. J’ai trente volumes sur le commerce, et il dépérit. Ni les livres sur l’esprit et sur la matière, ni les arrêts du conseil sur ces livres, ne remédieront à tant de maux.

Que dites-vous de la défaite de mes Russes ? C’est bien pis qu’à Narva ; tout est mort, ou blessé, ou pris. Il y a eu trois batailles consécutives. Les Prussiens n’ont eu que trois mille hommes de tués ; mais ils ont dix mille blessés, au moins. Si le comte de Daun tombait sur eux dans ces circonstances, peut-être ferait-il aux Prussiens ce que ceux-ci ont fait aux Russes. Il y a une tragédie anglaise dans laquelle le souffleur vient annoncer à la fin que tous les acteurs de la pièce ont été tués ; cette cruelle guerre pourra bien finir de même.

Nota qu’il n’est pas vrai qu’on ait battu trois fois les Russes, comme on le dit ; c’est bien assez d’une.

Présentez, je vous en prie, mes très-tendres respects à Mme du Deffant, et souvenez-vous quelquefois du vieux Suisse Voltaire, qui vous aimera toujours.


3672. — À M. DARGET.
Aux Délices, 4 octobre 1758.

Je vous remercie, mon cher et ancien compagnon de Potsdam, d’avoir renvoyé la pancarte. Elle ne m’a pas paru si terrible ; mais il est bon de prendre ses précautions dans un temps où l’on pend les gens pour des paroles.

Est-il permis du moins de vous écrire que, tous tant que vous êtes à Paris, vous ne savez ce que vous dites avec votre prétendue seconde bataille des Russes, et leur prétendue victoire ? Chimères toutes pures, messieurs ; je vous ai comparés aux petites filles, qui s’imaginent que les hommes sont toujours debout. Vous pensez qu’on donne des batailles tous les jours. Cette cruelle guerre n’est pas prête à finir. Je m’unis à votre Te Deum pour la déconfiture

  1. Tragédie de Lemierre, représentée le 31 août 1758.