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ANNÉE 1758.

faut, madame, que le petit nombre des sages ne s’expose pas à la méchanceté des fous ; il faut qu’ils vivent ensemble, et qu’ils fuient le public.

J’ai eu la faiblesse, madame, de laisser sortir de notre petit coin des Alpes cette Femme qui a raison. Si elle avait raison, elle n’aurait pas fait le voyage de Paris ; c’est un amusement de société ; mais vous avez voulu la porter à M. d’Argental. J’ai été trop flatté de vos bontés pour résister à vos ordres ; mais il faudra que cette bagatelle, qui a servi à nous amuser, reste dans les mains de nos amis. Je suis las du triste métier de paraître en public ; cela est pardonnable dans le temps des illusions, et ce temps est passé pour moi. J’aime les Muses pour elles-mêmes, comme Fénelon voulait qu’on aimât Dieu ; mais je redoute le public. Que revient-il de se commettre avec lui ? de l’embarras, des tracasseries de comédiens, des jalousies d’auteurs, des critiques, des calomnies. On n’entend point, à cent lieues, le petit bruit des louanges ; celui des sifflets est perçant, et porte au bout du monde. Pourquoi troubler mon repos, que j’ai cherché, et que j’ai trouvé après tant d’orages ?

Vos bontés pour moi sont plus précieuses sans doute que toute la petite fumée de la vaine gloire dont il n’arrive pas un atome dans mon ermitage ; j’y ai vu la vraie gloire, quand je vous y ai possédée ; je n’en veux pas d’autre.

Tous les habitants de notre retraite se joignent à moi, madame, pour vous dire combien vous êtes aimable. Conservez quelque bonté, je vous en conjure, pour le vieux Suisse Voltaire, à qui vous faites encore aimer la France, et qui est plein pour vous de respect, d’estime, et de tous les sentiments que vous méritez.


3653. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Aux Délices, près de Genève, 6 septembre.

Madame, revenu dans mon ermitage suisse le cœur pénétré de douleur de n’avoir pu faire ma cour à Votre Altesse sérénissime, je n’ai point retrouvé le baron genevois[2], qui est actuellement dans sa magnifique baronnie. Je suppose, madame, qu’il

    1767, qui avait donné son approbation comme censeur, non-seulement fut obligé de donner sa démission, mais il fut privé de sa place de premier commis au ministère des affaires étrangères. (B.)

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. La Bat, baron de Grandcourt.