Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/481

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
471
ANNÉE 1758.

vous relevez aussi quelques méprises dans lesquelles est tombé M. le général Le Fort lui-même, dont la famille m’a communiqué les Mémoires manuscrits. Vous contredites surtout un manuscrit très-précieux, que j’ai depuis plusieurs années, de la main d’un ministre[1] public qui résida longtemps à la cour de Pierre le Grand. Il dit bien des choses que je dois omettre, parce qu’elles ne sont pas à la gloire de ce monarque, et qu’heureusement elles sont inutiles pour le grand objet que nous nous proposons.

Cet objet est de peindre la création des arts, des mœurs, des lois, de la discipline militaire, du commerce, de la marine, de la police, etc., et non de divulguer ou des faiblesses ou des duretés qui ne sont que trop vraies. Il ne faut pas avoir la lâcheté de les désavouer, mais la prudence de n’en point parler, parce que je dois, ce me semble, imiter Tite-Live, qui traite les grands objets, et non Suétone, qui ne raconte que la vie privée.

J’ajouterai qu’il y a des opinions publiques qu’il est bien difficile de combattre. Par exemple, Charles XII avait en effet une valeur personnelle dont aucun prince n’approche. Cette valeur, qui aurait été admirable dans un grenadier, était peut-être un défaut dans un roi.

M. le maréchal de Schwerin, et d’autres généraux qui servirent sous lui, m’ont dit que, quand il avait arrangé le plan général d’un combat, il leur laissait tous les détails ; qu’il leur disait : « Faites donc vite ; toutes ces minuties dureront-elles encore longtemps ? » et il partait le premier, à la tête de ses drabans, se faisait un plaisir de frapper et de tuer, et paraissait ensuite, après la bataille, d’un aussi grand sang-froid que s’il fut sorti de table.

Voilà, monsieur, ce que les hommes de tous les temps et de tous les pays appellent un héros[2] ; mais c’est le vulgaire de tous les temps et de tous les pays qui donne ce nom à la soif du carnage. Un roi soldat est appelé un héros ; un monarque dont la valeur est plus réglée et moins éblouissante, un monarque législateur, fondateur et guerrier, est le véritable grand homme, et le grand homme est au-dessus du héros. Je crois donc que vous serez content quand je ferai cette distinction. Permettez-moi de soumettre à vos lumières une observation plus importante. Olearius, et, depuis, le comte de Carlisle, ambassadeur à Moscou, regardent la Russie comme un pays où presque tout était

  1. C’était sans doute de Printzen ; voyez tome XXXIV, pages 343 et 443.
  2. Voyez la Pucelle, ch. XIX, 2.