Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/462

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
452
CORRESPONDANCE.

un plaisir dont j’aurai aussi ma part. Il y a bien longtemps que je n’ai joui de cette consolation. Ma déplorable santé rend ma main aussi paresseuse que mon cœur est actif ; et puis on a tant de choses à dire qu’on ne dit rien. Il s’est passé des aventures si singulières dans ce monde qu’on est tout ébahi, et qu’on se tait ; et, comme cette lettre passera par la France, c’est encore une raison pour ne rien dire. Quand je lis les Lettres de Cicéron, et que je vois avec quelle liberté il s’explique au milieu des guerres civiles, et sous la domination de César, je conclus qu’on disait plus librement sa pensée du temps des Romains que du temps des postes. Cette belle facilité d’écrire d’un bout de l’Europe à l’autre traîne avec elle un inconvénient assez triste : c’est qu’on ne reçoit pas un mot de vérité pour son argent. Ce n’est que quand les lettres passent par le territoire de nos bons Suisses qu’on peut ouvrir son cœur. Par quelque poste que ce billet passe, je peux au moins vous assurer que vous n’avez ni de plus vieux serviteur, ni de plus tendrement attaché que moi. Peut-être, quand vous aurez la bonté de m’écrire par la Suisse, me direz-vous ce que vous pensez sur bien des choses ; par exemple, sur l’Encyclopédie, sur la Fille d’Aristide, sur l’Académie française. N’aurai-je jamais le bonheur de m’entretenir avec vous ? N’irai-je jamais à Plombières ? Pourquoi Tronchin ne m’ordonne-t-il point les eaux ? Pourquoi ma retraite est-elle si loin de votre gouvernement, quand mon cœur en est si près ?

Mille tendres respects.


Le Suisse Voltaire.

3616. — À M. D’ALEMBERT.
Aux Délices, 7 juin.

Par ma foi, mon grand et aimable indépendant philosophe, vous devriez apporter votre Dynamique à Genève. Qui vous empêche de passer par le mont Cenis ? Quoi ! parce que quelques marmottes du pays, en manteau noir, ont signé qu’ils sont d’accord avec vous dans le fond, et ont un peu biaisé sur la forme, vous éviteriez de passer par une ville où tous les honnêtes gens vous estiment et vous considèrent comme ils doivent ! Qui vous empêche de venir coucher chez M. Necker[1], à la ville, et chez moi, à la campagne ? Pour moi, je pense que rien ne serait mieux

  1. Probablement Charles-Frédéric Necker, mort professeur de droit civil à Genève en 1760 ; père de Jacques Necker, ministre sous Louis XVI.