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ANNÉE 1758.
3586. — À M. LE COMTE DE TRESSAN.
Aux Délices, 22 mars.

Mon adorable gouverneur, je suis toujours très-fâché que les auteurs de l’Encyclopédie n’aient pas formé une société de frères ; qu’ils ne se soient pas rendus libres ; qu’ils travaillent comme on rame aux galères ; qu’un livre qui devrait être l’instruction des hommes devienne un ramas de déclamations puériles qui tient la moitié des volumes. Tout cela fait saigner le cœur ; mais depuis cinquante ans c’est le sort de la France d’avoir des livres où il y a de bonnes choses, et pas un bon livre.

Nous sommes dans la décadence des talents, dans ce temps où l’esprit s’est perfectionné. Au reste, s’il y a de l’esprit en France, ce n’est pas parmi les gredins qui ont osé abuser de votre nom, et qui m’ont écrit sous celui du petit séminariste de Toul[1]. Ces misérables sont encore plus méchants et plus brouillons qu’ils ne sont bêtes.

Cette première lettre qu’ils m’avaient écrite était datée de Toul, et ce fut à Toul qu’on la renvoya, comme vous le savez. Il est clair que le maître de la poste est du complot, puisque le petit séminariste n’a point reçu le paquet renvoyé, et que je viens de recevoir une seconde lettre relative à toute cette aventure, dont l’enveloppe est précisément de la même main qui avait écrit la première.

Cette seconde, que je reçois, est d’une main contrefaite ; rien n’est plus bas et plus méprisable que le style et les choses qu’elle contient. On y parle de vous d’une manière indécente. Il y a des vers dignes du cocher de M. de Vertamont. On m’y dit des injures atroces qui me choquent moins que la manière insolente dont on y parle de vous. Elle est signée Roquentin. Tout cela est un ouvrage de canaille. J’ai jeté la lettre au feu ; mais je vous envoie l’enveloppe. Vous pourrez savoir du maître de poste de quel endroit elle est venue ; le timbre, que je ne connais pas, peut servir d’indice. Il y a certainement dans toute cette aventure un manège qui doit être découvert et réprimé.

Il y a de grands fous dans le monde ; heureusement cette pauvre espèce-là n’est pas fort dangereuse. Celle qui inonde l’Allemagne de sang, et qui met tant de familles à la mendicité, est un peu plus à craindre.

  1. Voyez la lettre 3554.