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CORRESPONDANCE.

Voici le moment de lui montrer combien je lui suis attaché, et je ne me manquerai ni à moi-même ni à lui. Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez sur lui, et c’est inutilement que je lui prouverai qu’il a tort si vous lui dites qu’il a raison. D’après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à l’Encyclopédie, et vous vous tromperez. Mon cher maître, j’ai la quarantaine passée ; je suis las de tracasseries. Je crie depuis le matin jusqu’au soir : Le repos, le repos ! Et d n’y a guère de jour que je ne sois tenté d’aller vivre obscur et mourir tranquille au fond de ma province. Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées ; alors que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soit vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent ? Il faut travailler ; il faut être utile. On doit compte de ses talents. Être utile aux hommes ! Est-il bien sûr qu’on fasse autre chose que les amuser, et qu’il y ait grande différence entre le philosophe et le joueur de flûte ? Ils écoutent l’un et l’autre avec plaisir ou dédain et demeurent ce qu’ils sont. Les Athéniens n’ont jamais été plus méchants qu’au temps de Socrate, et ils ne doivent peut-être à son existence qu’un crime de plus. Qu’il y ait là dedans plus d’humeur que de bon sens, je le veux, et je reviens à l’Encyclopédie. Les libraires sentent aussi bien que moi que d’Alembert n’est pas un homme facile à remplacer ; mais ils ont trop d’interêt au succès de leur ouvrage pour se refuser aux dépenses. Si je peux espérer de faire un huitième volume, deux fois meilleur que le septième, je continuerai ; sinon, serviteur à l’Encyclopédie : j’aurai perdu quinze ans de mon temps, mon ami d’Alembert aura jeté par les fenêtres une quarantaine de mille francs sur lesquels je comptais, et qui auraient été toute ma fortune ; mais je m’en consolerai, car j’aurai le repos. Adieu, mon cher maître ; portez-vous bien, aimez-moi toujours. Ne soyez plus fâché, et surtout ne me redemandez plus vos lettres : car je vous les renverrais et je n’oublierais jamais cette injure. Je n’ai pas vos articles, ils sont entre les mains de d’Alembert, et vous le savez bien.

Je suis pour toujours, avec attachement et respect, monsieur et cher maître, etc.


3560. — À M. TRONCHIN, DE LYON[1].
Lausanne, 23 février.

Il n’y a que Dieu qui sache ce que le diable nous promet cette année. On dit que le diable menace encore d’un nouvel emprunt dans six mois. Ma foi, à force d’emprunter, on sera enfin réduit à ne rien payer. Sauve qui peut !

  1. Éditeurs de Cayrol et François.