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qui a raison, et tout l’attirail de Melpomène et de Thalie ; c’est à Lausanne qu’est le théâtre. Nous plantons aux Délices, et actuellement je ne pourrais que traduire les Géorgiques. Cependant je vous envoie à tout hasard le petit billet[1] que vous demandez. Je croyais l’avoir mis dans ma dernière lettre ; j’ai encore des distractions de poëte, quoique je, ne le sois plus guère. Je serais bien fâché, mon divin ange, de donner des spectacles nouveaux à votre bonne ville de Paris, dans un temps où vous ne devez être occupé qu’à réparer vos malheurs et votre humiliation ; il faut qu’on ait fait ou d’étranges fautes, ou que les Français soient des lévriers qui se soient battus contre des loups. Luc n’avait pas vingt-cinq mille hommes, encore étaient-ils harassés de marches et de contre-marches. Il se croyait perdu sans ressource, il y a un mois ; et si bien, si complètement perdu, qu’il me l’avait écrit ; et c’est dans ces circonstances qu’il détruit une armée de cinquante mille hommes. Quelle honte pour notre nation ! Elle n’osera plus se montrer dans les pays étrangers. Ce serait là le temps de les quitter, si malheureusement je n’avais fait des établissements fort chers, que je ne peux plus abandonner.

Ces correspondances[2], dont on vous a parlé, mon cher ange, sont précisément ce qui devrait engager à faire ce que vous avez eu la bonté de proposer, et ce que je n’ai pas demandé. Je trouve la raison qu’on vous a donnée aussi étrange que je trouve vos marques d’amitié naturelles dans un cœur comme le vôtre.

Si Mme de Pompadour avait encore la lettre que je lui écrivis quand le roi de Prusse m’enquinauda[3] à Berlin, elle y verrait que je lui disais qu’il viendrait un temps où l’on ne serait pas fâché d’avoir des Français dans cette cour. On pourrait encore se souvenir que j’y fus envoyé en 1743, et que je rendis un assez grand service ; mais M. Amelot, par qui l’affaire avait passé, ayant été renvoyé immédiatement après, je n’eus aucune récompense. Enfin je vois beaucoup de raisons d’être bien traité, et aucune d’être exilé de ma patrie : cela n’est fait que pour des coupables, et je ne le suis en rien.

Le roi m’avait conservé une espèce de pension que j’ai depuis

  1. Le compliment dont il est question dans le deuxième alinéa de la lettre 3446.
  2. Avec Frédéric, que Voltaire engageait, au mois d’août précédent, à faire la paix.
  3. Mot dont La Fontaine enrichit notre langue, en 1680, dans sa satire intitulée le Florentin.