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vée, vosS partisans la condamneraient, et vos ennemis en triompheraient. Songez encore aux outrages que la nation fanatique des bigots ferait à votre mémoire. Voilà tout le prix que votre nom recueillerait d’une mort volontaire, et, en vérité, il ne faudrait pas donner à ces lâches ennemis du genre humain le plaisir d’insulter à votre nom si respectable.

Ne vous ofrfensez pas de la liberté avec laquelle vous parle un vieillard qui vous a toujours révéré et aimé, et qui croit, d’après une longue expérience, qu’on peut tirer de très-grands avantages du malheur. Mais heureusement nous sommes très-loin de vous voir réduit à des extrémités si funestes, et j’attends tout de votre courage et de votre esprit, hors le parti malheureux que ce même courage peut me faire craindre. Ce sera une consolation pour moi, en quittant la vie, de laisser sur la terre un roi philosophe.


3426. — À FRÉDÉRICK II, ROI DE PRUSSE.
Octobre.

Sire, votre Èpître[1] d’Erfurt est pleine de morceaux admirables et touchants. Il y aura toujours de très-belles choses dans ce que vous ferez, et dans ce que vous écrirez. Souffrez que je vous dise ce que j’ai écrit à Son Altesse royale votre digne sœur, que cette Épître fera verser des larmes si vous n’y parlez pas des vôtres. Mais il ne s’agit pas ici de discuter avec Votre Majesté ce qui peut perfectionner ce monument d’une grande âme et d’un grand génie ; il s’agit de vous et de l’intérêt de toute la saine partie du genre humain, que la philosophie attache à votre gloire et à votre conservation.

Vous voulez mourir ; je ne vous parle pas ici de l’horreur douloureuse que ce dessein m’inspire. Je vous conjure de soupçonner au moins que, du haut rang où vous êtes, vous ne pouvez guère voir quelle est l’opinion des hommes, quel est l’esprit du temps. Comme roi, on ne vous le dit pas ; comme philosophe et comme grand homme, vous ne voyez que les exemples des grands hommes de l’antiquité. Vous aimez la gloire, vous la mettez aujourd’hui à mourir d’une manière que les autres hommes choisissent rarement, et qu’aucun des souverains de l’Europe n’a jamais imaginée, depuis la chute de l’empire romain. Mais, hélas ! sire, en aimant tant la gloire, comment pouvez-vous

  1. Adressée au marquis d’Argens le 23 septembre. Voltaire en donne un extrait de quatre-vingt-six vers dans ses Mémoires.