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milieu d’une guerre ruineuse, et devenir une des plus belles et des plus grandes villes du monde ; de voir des flottes où il n’y avait pas une barque de pêcheur, des mers se joindre, des manufactures se former, les mœurs se polir, et l’esprit humain s’étendre.

J’ai au bord de mon lac un Russe[1] qui a été un des ministres de Pierre le Grand dans les cours étrangères. Il a beaucoup d’esprit, il sait toutes les langues, et m’apprend bien des choses utiles. J’ai vu chez moi des jeunes gens nés en Sibérie : il y en a un que j’ai pris pour un[2] petit-maître de Paris. C’est donc, mon cher ange, ce vaste tableau de la réforme du plus grand empire de la terre qui est l’objet de mon travail. Il n’importe pas que le czar se soit enivré, et qu’il ait coupé quelques têtes[3] au fruit ; il importe de connaître un pays qui a vaincu les Suédois et les Turcs, donné un roi à la Pologne, et qui venge la maison d’Autriche. On me fait copier les archives, on me les envoie. Cette marque de confiance mérite que j’y sois sensible. Je n’ai à craindre d’être ni satirique ni flatteur, et je ferai bien tout mon possible pour ne déplaire ni à la fille de Pierre le Grand ni au public. Je me suis laissé entraîner à me justifier auprès de vous sur cet ouvrage, que j’entreprends, qui convient à mon âge, à mon goût, aux circonstances où je me trouve. Une autre fois je vous parlerai au long de cette pauvre Fanime ; mais je crois qu’il faut laisser oublier le grand succès de l’Iphigènie en Tauride. Mes Russes prirent la Tauride il y a dix-huit ans. Adieu, mon divin ange ; je vous embrasse mille fois.


3399. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 21 août.

Mon héros, c’est en tremblant que je vous écris. Je n’aurais pas été peut-être importun à Strasbourg, mes lettres peuvent l’être quand vous êtes à la tête de votre armée. Je vous jure que, sans la maladie de ma nièce, j’aurais assurément fait le voyage. Je voudrais vous suivre à Magdebourg, car je m’imagine que vous l’assiégerez. Il y a plus de quatre mois que j’eus l’honneur de vous mander qu’on en viendrait là. Je ne prévoyais pas alors que ce serait vous qui vous mesureriez contre le roi de Prusse ;

  1. Sans doute M. de Wetsloff.
  2. C’est sans doute aussi Soltikoff.
  3. Voyez tome XXXIV, page 443.