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sont écrasés par des bombes avec leur femme et leurs enfants, ou ceux que la nature condamne à souffrir toute leur vie, et qui sont entre les mains des médecins pour achever leur belle destinée. J’ai l’honneur d’être du nombre des derniers, et sans cela j’aurais la consolation d’écrire plus souvent à Votre Altesse sérénissime.

J’ai quelque envie de vivre, madame, pour voir le dénoûment de toute cette grande tragédie, qui n’en est encore qu’au second acte. Mais je voudrais vivre surtout pour me mettre à vos pieds : car, quand même ce monde ne serait pas le meilleur des mondes, votre cour est assurément pour moi la meilleure des cours possibles. Je ne sais, madame, aucune nouvelle dans ma retraite : tant mieux quand il n’y en a point, car la plupart des nouvelles publiques sont des malheurs. Je suis toujours dans cette maison de campagne qui m’est chère par le nom du prince qui l’a occupée. J’y fais des vœux pour la prospérité de Votre Altesse sérénissime, et pour toute votre auguste maison. Je pense souvent à la grande maîtresse des cœurs, et, faute de papier, je finis avec un profond respect.


3273. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 23 juin.

Mon cher ange, je serais bien homme à courir à Plombières pour y faire ma cour à la moitié de mon ange ; mais pourquoi Mme d’Argental met-elle son salut dans des eaux ? Le grand Tronchin prétend qu’elles ne valent rien, et que la nature n’a point fait nos corps pour s’inonder d’eaux minérales. Mme de Muy, qui était mourante, est venue dans notre temple d’Épidaure, et s’en est retournée jeune et fraîche. C’est le lac qui est la fontaine de Jouvence ; ce n’est pas le précipice de Plombières.

Vous n’allez donc point aux eaux ! Vous jugez à Paris, vous y voyez des Iphigénie[1] et des Astarbé[2] ; mais, je vous en conjure, mettez au cabinet les Fanime, ou du moins ne donnez cette nourriture légère qu’en temps de disette.

Je doute fort que mon héros passe par Plombières pour aller se battre en Allemagne ; cela n’aurait pas bon air pour un général d’armée. Il faut qu’un héros se porte bien, et ne prenne ni ne

  1. Iphigénie en Tauride, jouée avec un grand succès le 4 juin, est de Claude Guimond de La Touche, né en 1723, mort en 1760.
  2. Tragédie de Colardeau, représentée le 27 février 1758.