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CORRESPONDANCE.

négligé par ceux à qui on était attaché, et qu’on réussit auprès de ceux dont on devait moins attendre. Je m’intéresse aussi aux petits chariots : c’est une chose qui certainement peut produire de grands avantages ; mais comment faire de tels préparatifs secrètement ? tout ce qui est nouveau rebute le ministère ; et cette invention nouvelle devient inutile dès qu’elle est sue.

Est-il bien sûr enfin qu’on a fait partir cinquante mille hommes, qu’on va faire une guerre très-vive au dehors, et que les affaires s’accommodent au dedans ? Pour nous, pauvres Suisses, nous ne songeons qu’à des plaisirs tranquilles. On croit chez les badauds de Paris que toute la Suisse est un pays sauvage : on serait bien étonné si on voyait jouer Zaïre à Lausanne mieux qu’on ne la joue à Paris ; on serait plus surpris encore de voir deux cents spectateurs aussi bons juges qu’il y en ait en Europe. Il y a dans mon petit pays romance, car c’est son nom, beaucoup d’esprit, beaucoup de raison, point de cabales, point d’intrigues pour persécuter ceux qui rendent service aux belles-lettres. Nous sommes libres, et nous n’abusons point de notre liberté, les tribunaux ne cessent point de rendre justice ; il n’y a ni margouillistes, ni convulsionnaires, ni de Robert-François Damiens. Notre climat vaut mieux que le vôtre ; nous avons plus longtemps de beaux jours ; il n’y a que de très-méchant vin autour de Paris, et nos coteaux en produisent d’excellent : nous avons mangé, l’automne et l’hiver, des gelinotes et des grianneaux[1] que vous ne connaissez guère. Cependant, ma chère nièce, je vous regrette de tout mon cœur ; portez-vous bien, et aimez-moi.

3333. — À MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
À Monrion, près de Lausanne, 8 mars.

J’ai été malade, madame, et j’ai perdu mon correspondant qui me mandait bien des nouvelles que j’avais l’honneur de vous envoyer. Je retombe dans mon néant. Je ne sais plus si les troupes marchent ou non ; si mon pauvre amiral Byng a eu la tête cassée. Je sais seulement que les Anglais ont la tête bien dure, ou plutôt le cœur ; que l’Allemagne va être bouleversée ; que Paris est bien triste ; que l’argent est bien rare, et que cette vie n’est pas semée de roses. La chèvre[2] n’a remporté de Paris que le mauvais quoli-

  1. Nom vulgaire du petit tétras ou coq de bruyère à queue fourchue.
  2. Le comte d’Argenson, exilé à sa terre des Ormes.