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des Juifs. Quel changement ! Il est tout aussi maigre que vous l’avez vu ; mais il a une maison de campagne assez bien ornée près de Genève ; il en a une autre près de Lausanne, et il est en marché pour en louer une autre à Rolle, qui est à peu près à moitié chemin de Genève à Lausanne. Cette dernière maison le décidera à aller plus souvent de Monrion aux Délices et des Délices à Monrion. Il a six chevaux[1], quatre voitures, cocher, postillon, deux laquais, valet de chambre, un cuisinier français, un marmiton, et un secrétaire : c’est moi qui ai cet honneur. Les dîners qu’on donne aujourd’hui sont un peu plus splendides que ne l’étaient ceux qu’on donnait à Colmar, et on a presque tous les jours du monde à dîner. Voilà pour le luxe ; faites à présent vos réflexions, et vous, qui êtes avocat, conciliez le passé avec le présent.

L’article des belles-lettres ne va pas mal ; je ne cesse d’écrire, et je suis obligé de vous dire que nous faisons plus de besogne en un jour que votre abbé matériel n’en fait en un an. L’Histoire universelle est toute faite ; elle se rejoint au Siècle de Louis XIV, et fait ainsi un cours d’histoire complet, depuis Charlemagne jusqu’à la dernière guerre. Cet ouvrage aurait effrayé tout autre historien que le nôtre. Vous savez qu’on n’a jamais fait d’histoire aussi aisément et à meilleur marché ; mais il ne faut dans cette histoire qu’y goûter la beauté du style et y profiter de quelques réflexions et de quelques coups de pinceau qui font de temps en temps le tableau de l’univers en peu de traits. Tout cela n’a rien coûté à notre historien. Vous trouverez dans cette Histoire universelle un grand chapitre sur Louis XIII : on ne l’a fait qu’avec le secours du seul Le Vassor, dont ce chapitre est un très-petit extrait fait par un homme de goùt[2]. L’édition des Œuvres mêlées va être finie, et je pense que MM. Cramer la mettront bientôt en vente.

  1. Il y a sur ces sis chevaux une anecdote fort originale et bien peu connue. À peine installé aux Délices, M. de Voltaire fit acquisition d’un étalon danois excessivement vieux, avec lequel il se proposait d’établir un haras dans sa terre. Il avait cette demi-douzaine de vieilles juments dont parle Colini, pour le traîner, lui et sa nièce ; et pour réaliser son beau projet, il se résolut, un matin, à aller à pied pour livrer les six demoiselles aux plaisirs de l’étalon ; il espérait être dédommagé de cette petite gêne par une belle race de chevaux danois nés aux Délices. Ses essais ne furent point heureux : les efforts du vieux Danois ne fructifièrent point, et Voltaire écrivit, à cette occasion, un chapitre sur les causes de la stérilité. Mais voici le curieux. On assure que le philosophe, avant d’avoir reconnu l’impuissance de son Danois, tout fier de la race nouvelle qu’il allait perpétuer en France, donnait chaque jour, après le dîner, aux personnes qui venaient le voir le spectacle des joyeux ébats de son sultan ; il voulait surtout le montrer aux femmes qui venaient diner chez lui : « Venez, mesdames, s’écriait-il, voir le spectacle le plus auguste ; vous y verrez la nature dans toute sa majesté. » Cette folie donna à M. Huber, si connu pour ses découpures, l’idée d’un petit tableau en ce genre, qui se vendit quinze louis. (Note du premier éditeur.)
  2. Voilà un ouvrage assez lestement apprécié ; et, pour un homme d’esprit, M. Colini en montre bien peu dans ce jugement, que l’opinion publique n’a pas confirmé. Il aurait fallu, peut-être, que M. de Voltaire inventât les faits de l’Histoire universelle, pour plaire à M. Colini : sans doute, alors, il eût dit que c’était un ouvrage neuf. (Note du premier éditeur.)