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3259. — À M. D’ALEMBERT.
Aux Délices, où nous voudrions bien vous tenir,
13 novembre.

Mon cher maître, je serai bientôt hors d’état de mettre des points et des virgules à votre grand trésor des connaissances humaines. Je tacherai pourtant, avant de rejoindre l’archimage Ycbor[1] et ses confrères, de remplir la tâche que vous vouliez me donner.

Voici Froid et une petite queue à Français par un a, Galant et Garant[2] ; le reste viendra si je suis en vie.

Je suis bien loin de penser qu’il faille s’en tenir aux définitions et aux exemples ; mais je maintiens qu’il en faut partout, et que c’est l’essence de tout dictionnaire utile. J’ai vu par hasard quelques articles de ceux qui se font, comme moi, les garçons de cette grande boutique : ce sont pour la plupart des dissertations sans méthode. On vient d’imprimer dans un journal l’article Femme[3], qu’on tourne horriblement en ridicule. Je ne peux croire que vous ayez souffert un tel article dans un ouvrage si sérieux : Chloè presse du genou un petit-maître, et chiffonne les dentelles d’un autre. Il semble que cet article soit fait parle laquais de Gil-Blas.

J’ai vu Enthousiasme, qui est meilleur ; mais on n’a que faire d’un si long discours pour savoir que l’enthousiasme doit être gouverné par la raison. Le lecteur veut savoir d’où vient ce mot, pourquoi les anciens le consacrèrent à la divination, à la poésie, à l’éloquence, au zèle de la superstition ; le lecteur veut des exemples de ce transport secret de l’âme appelé enthousiasme ; ensuite il est permis de dire que la raison, qui préside à tout, doit aussi conduire ce transport. Enfin je ne voudrais dans votre Dictionnaire que vérité et méthode. Je ne me soucie pas qu’on me donne son avis particulier sur la comédie, je veux qu’on m’en apprenne la naissance et les progrès chez chaque nation : voilà ce qui plaît, voilà ce qui instruit. On ne lit point ces petites déclamations dans lesquelles un autour ne donne que ses propres idées, qui ne sont qu’un sujet de dispute. C’est le malheur de presque tous les littérateurs d’aujourd’hui. Pour moi, je tremble toutes les fois que je vous présente un article. Il n’y en a point qui ne

  1. Boyer, mort en 1755.
  2. Voyez ces articles dans le Dictionnaire philosophique.
  3. Cet article est de Desmahis.