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Il fait un vent du nord qui me tue. Calfeutrons-nous bien, madame ; point de vent coulis. Mille tendres respects à vous, madame, et à votre amie.


3257. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Au Délices, près de Genève, 9 novembre.

Madame, madame, madame, la pièce que Votre Altesse sérénissime m’envoie est terrible ! Il est difficile d’y répliquer ; il est plus difficile encore de répliquer à cent cinquante mille hommes. Le jugement de ce grand procès est entre les mains du Dieu des armées. Qui sait si un jour la branche aînée… ? Je me tais, madame, je me borne toujours à faire des vœux pour votre auguste personne. Je ne sais point où est le roi de Pologne ; j’ignore ce qu’est devenu le comte de Brühl[2] avec ses trois cents paires de bottes et ses trois cents perruques. On prétend que les Russes marchent. Vos États auront donc, au printemps prochain, trois ou quatre cent mille meurtriers dans leur voisinage ! Puissent Gotha et Altembourg être comme la toison de Gédéon, qui était sèche quand il pleuvait autour d’elle !

Cette guerre n’a pas la mine de finir sitôt. Aurait-on jamais pensé que l’Autriche, la France et la Russie, marcheraient contre un prince de l’Empire ? Dieu seul sait ce qui arrivera. Le comte d’Estrées et l’intendant de l’armée de France doivent déjà être à Vienne. Ah ! sans ma nièce, je serais à Gotha, je serais à vos pieds, et, de ce beau rivage, je contemplerais les tempêtes ; j’apprendrais de la bouche de Votre Altesse sérénissime ce qu’on doit penser de ces grands événements. On dit que M. de Broglie et M. de Valori retournent à Paris, et qu’on enverra à leur place quatre-vingt mille ambassadeurs. Et c’est une querelle de Canada qui ébranle ainsi l’Europe ! Ah ! que ce meilleur des mondes possibles est aussi le plus fou ! Mais il faut aimer un monde dont Votre Altesse sérénissime est l’ornement.

Daignez, madame, agréer mon profond respect.

  1. Editeurs, Bavoux et François.
  2. Le comte de Brühl, premier ministre et favori d’Auguste III, électeur de Saxe, était célèbre dans toute l’Europe par son extravagante somptuosité. Frédéric disait de lui : « C’est l’homme de ce siècle qui a le plus d’habits, de montres, de dentelles, de perruques, de bottes, de souliers et de pantoufles. » Tout cela fut la proie du vainqueur de Pirna. (A. F.)