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lérance est sans difficulté le plus odieux. Mais il faut la prendre à sa source : car les fanatiques les plus sanguinaires changent de langage selon la fortune, et ne prèchent que patience et douceur quand ils ne sont pas les plus forts. Ainsi, j’appelle intolérant par principe tout homme qui s’imagine qu’on ne peut être homme de bien sans croire tout ce qu’il croit, et damne impitoyablement ceux qui ne pensent pas comme lui. En effet, les fidèles sont rarement d’humeur à laisser les réprouvés en paix dans ce monde ; et un saint qui croit vivre avec des damnés anticipe volontiers sur le métier du diable : que, s’il y avait des incrédules intolérants qui voulussent forcer le peuple à ne rien croire, je ne les bannirais pas moins sévèrement que ceux qui veulent forcer à croire tout ce qui leur plaît.

Je voudrais donc qu’on eût, dans chaque État, un code moral ou une espèce de profession de foi civile qui contînt positivement les maximes sociales que chacun serait tenu d’admettre, et négativement les maximes anatiques qu’on serait tenu de rejeter, non comme impies, mais comme séditieuses. Ainsi, toute religion qui pourrait s’accorder avec le code serait admise ; toute religion qui ne s’y accorderait pas serait proscrite ; et chacun serait libre de n’en avoir point d’autre que le code même. Cet ouvrage fait avec soin serait, ce me semble, le livre le plus utile qui jamais ait été composé, et peut-être le seul nécessaire aux hommes. Voilà, monsieur, un sujet pour vous ; je souhaiterais passionnément que vous voulussiez entreprendre cet ouvrage, et l’embellir de votre poésie, afin que chacun pouvant l’apprendre aisément, il portât dès l’enfance dans tous les cœurs ces sentiments de douceur et d’humanité qui brillent dans vos écrits, et qui manquèrent toujours aux dévots. Je vous exhorte à méditer ce projet qui doit plaire au moins à votre âme. Vous nous avez donné, dans votre poëme sur la Religion naturelle, le catéchisme de l’homme ; donnez-nous maintenant dans celui que je vous propose le catéchisme du citoyen. C’est une matière à méditer longtemps, et peut-être à réserver pour le dernier de vos ouvrages, afin d’achever, par un bienfait au genre humain, la plus brillante carrière que jamais homme de lettres ait parcourue.

Je ne puis m’empêcher, monsieur, de remarquer à ce propos une opposition bien singulière entre vous et moi dans le sujet de cette lettre. Rassasié de gloire et désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au sein de l’abondance : bien sûr de l’immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l’âme ; et si le corps ou le cœur souffre, vous avez Tronchin pour médecin et pour ami ; vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre ; et moi, homme obscur, pauvre et tourmenté d’un ma ! sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite, et trouve que tout est bien. D’où viennent ces contradictions apparentes ? vous l’avez vous-même expliqué : vous jouissez ; mais j’espère, et l’espérance embellit tout.

J’ai autant de peine à quitter cette ennuyeuse lettre que vous en aurez à l’achever ; pardonnez-moi, grand homme, un zèle peut-être indiscret, mais qui ne s’épancherait pas avec vous si je vous estimais moins. À Dieu ne plaise que je veuille offenser celui de mes contemporains dont j’honore le plus les talents, et dont les écrits parlent le mieux à mon cœur ! mais il