Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus douces, les plus consolantes de la Divinité ; et j’aime bien mieux un chrétien de votre façon que de celle de la Sorbonne.

Quant à moi, je vous avouerai naïvement que ni le pour ni le contre ne me paraissent démontrés sur ce point par les lumières de la raison, et que si le théiste ne fonde son sentiment que sur des probabilités, l’athée, moins précis encore, ne me paraît fonder le sien que sur des possibilités contraires ; de plus, les objections de part et d’autre sont toujours insolubles, parce qu’elles roulent sur des choses dont les hommes n’ont point de véritable idée. Je conviens de tout cela, et pourtant je crois en Dieu tout aussi fortement que je croie aucune autre vérité, parce que croire et ne croire pas sont les choses du monde qui dépendent le moins de moi ; que l’état de doute est un état trop violent pour mon âme ; que, quand ma raison flotte, ma foi ne peut rester longtemps en suspens, et se détermine sans elle ; qu’enfin mille sujets de préférence m’attirent du côté le plus consolant, et joignent le poids de l’espérance à l’équilibre de la raison.

[1]Je me souviens que ce qui m’a frappé le plus fortement en toute ma vie, sur l’arrangement fortuit de l’univers, est la vingt et unième pensée philosophique, où l’on montre, par les lois de l’analyse des sorts, que, quand la quantité des jets est infinie, la difficulté de l’événement est plus que suffisamment compensée par la multitude des jets, et que par conséquent l’esprit doit être plus étonne de la durée hypothétique du chaos que de la naissance réelle de l’univers. C’est, en supposant le mouvement nécessaire, ce qu’on a jamais dit de plus fort à mon gré sur cette dispute, et, quant à moi, je déclare que je n’y sais pas la moindre réponse qui ait le sens commun, ni vrai, ni faux, sinon de nier comme faux ce qu’on ne peut pas savoir, que le mouvement soit essentiel à la matière. D’un autre côté, je ne sache pas qu’on ait jamais expliqué par le matérialisme la génération des corps organisés et la perpétuité des germes ; mais il y a cette différence entre ces deux positions opposées que, bien que l’une et l’autre me semblent également convaincantes, la dernière seule me persuade. Quant à la première, qu’on vienne me dire que d’un jet fortuit de caractères la Henriade a été composée, je le nie sans balancer ; il est plus possible au sort d’amener qu’à mon esprit de le croire, et je sens qu’il y a un point où les impossibilités morales équivalent pour moi à une certitude physique. On aura beau me parler de l’éternité des temps, je ne l’ai point parcourue ; de l’infinité des jets, je ne les ai point comptés, et mon incrédulité, tout aussi peu philosophique qu’on voudra, triomphera là-dessus de la démonstration même. Je n’empêche pas que, ce que j’appelle sur cela preuve de sentiment, on ne l’appelle préjugé ; et je ne donne point cette opiniâtreté de croyance comme un modèle ; mais, avec une bonne foi peut-être sans exemple, je la donne comme une invincible disposition de mon âme, que jamais rien ne pourra surmonter, dont jusqu’ici je n’ai point à me plaindre, et qu’on ne peut attaquer sans cruauté.

  1. Paragraphe extrait des Œuvres et Correspondance inédites de J.-J. Roussea », publiées par M. G. Streckeisen-Moultou ; Paris, Michel Lévy frères, 1861.