Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/102

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’apercevons pas, et dont l’obstacle ou le concours a des mesures fixes dans toutes ses opérations ; autrement il faudrait dire nettement qu’il y a des actions sans principe et des effets sans cause, ce qui répugne à toute philosophie.

Supposons deux poids en équilibre, et pourtant inégaux ; qu’on ajoute au plus petit la quantité dont ils diffèrent : ou les deux poids resteront encore en équilibre, et l’on aura une cause sans effet, ou l’équilibre sera rompu, et l’on aura un effet sans cause. Mais si les poids étaient de fer, et qu’il y eût un grain d’aimant caché sous l’un des deux, la précision de la nature lui ôterait alors l’apparence de la précision, et à force d’exactitude elle paraîtrait en manquer. Il n’y a pas une figure, pas une opération, pas une loi, dans le monde physique, à laquelle on ne puisse appliquer quelque exemple semblable à celui que je viens de proposer sur la pesanteur.

Vous dites que nul être connu n’est d’une figure précisément mathématique : je vous demande, monsieur, s’il y a quelque figure possible qui ne le soit pas, et si la courbe la plus bizarre n’est pas aussi régulière aux yeux de la nature qu’un cercle parfait aux nôtres. J’imagine, au reste, que si quelque corps pouvait avoir cette apparente régularité, ce ne serait que l’univers même, en le supposant plein et borné : car les figures mathématiques n’étant que des abstractions, n’ont de rapport qu’à elles-mêmes, au lieu que toutes celles des corps naturels sont relatives à d’autres corps et à des mouvements qui les modifient. Ainsi cela ne prouverait encore rien contre la précision de la nature, quand même nous serions d’accord sur ce que vous entendez par ce mot de précision.

Vous distinguez les événements qui ont des effets, de ceux qui n’en ont point ; je doute que cette distinction soit solide. Tout événement me semble avoir nécessairement quelque effet ou moral, ou physique, ou composé des deux, mais qu’on n’aperçoit pas toujours, parce que la filiation des événements est encore plus difficile à suivre que celle des hommes. Comme, en général, on ne doit pas chercher des effets plus considérables que les événements qui les produisent, la petitesse des causes rend souvent l’examen ridicule, quoique les effets soient certains, et souvent aussi plusieurs effets presque imperceptibles se réunissent pour produire un événement considérable. Ajoutez que tel effet ne laisse pas d’avoir lieu quoiqu’il agisse hors du corps qui l’a produit. Ainsi la poussière qu’élève, un carrosse peut ne rien faire à la marche de la voiture, et influer sur celle du monde. Mais comme il n’y a rien d’étranger à l’univers, tout ce qui s’y fait, agit nécessairement sur l’univers même.

Ainsi, monsieur, vos exemples me paraissent plus ingénieux que convaincants. Je vois mille raisons plausibles pourquoi il n’était peut-être pas indifférent à l’Europe qu’un certain jour l’héritière de Bourgogne fût bien ou mal coiffée, ni au destin de Rome que César tournât les yeux à droite ou à gauche, et crachât de l’un ou de l’autre côté, en allant au sénat le jour qu’il y fut puni. En un mot, en me rappelant le grain de sable cité par Pascal[1],

  1. Pascal a dit : « Cromwell allait ravager toute la chrétienté : la famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se