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reur qu’ils inspirent au premier aspect, quand on veut les examiner de près. J’ai appris dans Zadig[1], et la nature me confirme de jour en jour qu’une mort accélérée n’est pas toujours un mal réel, et qu’elle peut quelquefois passer pour un bien relatif. De tant d’hommes écrasés sous les ruines de Lisbonne, plusieurs sans doute ont évité de plus grands malheurs ; et malgré ce qu’une pareille description a de touchant et fournit à la poésie, il n’est pas sûr qu’un seul de ces infortunés ait plus souffert que si, selon le cours ordinaire des choses, il eût attendu dans de longues angoisses la mort qui l’est venue surprendre. Est-il une fin plus triste que celle d’un mourant qu’on accable de soins inutiles, qu’un notaire et des héritiers ne laissent pas respirer, que les médecins assassinent dans son lit à leur aise, et à qui des prêtres barbares font avec art savourer la mort ! Pour moi, je vois partout que les maux auxquels nous assujettit la nature sont beaucoup moins cruels que ceux que nous y ajoutons.

Mais quelque ingénieux que nous puissions être à fomenter nos misères à force de belles institutions, nous n’avons pu jusqu’à présent nous perfectionner au point de nous rendre généralement la vie à charge, et de préférer le néant à notre existence ; sans quoi le découragement et le désespoir se seraient bientôt emparés du plus grand nombre, et le genre humain n’eût pu subsister longtemps. Or s’il est mieux pour nous d’être que de n’être pas, c’en serait assez pour justifier notre existence, quand même nous n’aurions aucun dédommagement à attendre des maux que nous avons à souffrir, et que ces maux seraient aussi grands que vous les dépeignez. Mais il est difficile de trouver sur ce sujet de la bonne foi chez les hommes et de bons calculs chez les philosophes, parce que ceux-ci, dans la comparaison des biens et des maux, oublient toujours le doux sentiment de l’existence, indépendant de toute autre sensation, et que la vanité de mépriser la mort engage les autres à calomnier la vie, à peu près comme ces femmes qui, avec une robe tachée et des ciseaux, prétendent aimer mieux des trous que des taches.

Vous pensez avec Érasme que peu de gens voudraient renaître aux mêmes conditions qu’ils ont vécu ; mais tel tient sa marchandise fort haute, qui en rabattrait beaucoup s’il avait quelque espoir de conclure le marché. D’ailleurs, monsieur, qui dois-je croire que vous avez consulté sur cela ? des riches peut-être, rassasiés de faux plaisirs, mais ignorant les véritables ; toujours ennuyés de la vie, et tremblant de la perdre ? peut-être des gens de lettres, de tous les ordres d’hommes le plus sédentaire, le plus malsain, le plus réfléchissant, et par conséquent le plus malheureux ? Voulez-vous trouver des hommes de meilleure composition, ou, du moins, communément plus sincères, et qui, formant le plus grand nombre, doivent au moins pour cela être écoutés par préférence ? Consultez un honnête bourgeois qui aura passé une vie obscure et tranquille, sans projets et sans ambition ; un bon artisan qui vit commodément de son métier ; un paysan même, non de France où l’on prétend qu’il faut les faire mourir de misère afin qu’ils nous fassent

  1. Chapitre xx ; voyez tome XXI, page 89.