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2615. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Francfort-sur-Mein, 3 juillet.

Madame, c’est bien dommage ; nos empereurs[2] seraient dans leurs cadres. Malgré toutes mes traverses, j’en suis presque à Charles-Quint : c’est une grande et funeste époque pour votre auguste maison. L’histoire, madame, n’est guère qu’un tableau des misères humaines. L’aventure de ma nièce et la mienne n’est pas faite pour tenir seulement un petit coin dans la bordure de ce tableau ; mais le ridicule qui s’y joint à l’horreur pourrait la sauver quelque temps de l’oubli. L’extrême ridicule va loin. Si l’extrême mérite a des droits à l’immortalité, Votre Altesse sérénissime est sûre d’y aller par un chemin tout opposé à notre malheureuse aventure. Vos bontés font, madame, notre plus grande consolation. Nous sommes encore, ma nièce et moi, dans un état affreux, et tous deux très-malades ; cela passe la raillerie. Je méritais, moi, d’être abandonné de la France, puisque j’avais abandonné le roi mon maître, et très-bon maître, pour un autre ; tous les malheurs me sont dus. Mais pour ma nièce, qui fait deux cents lieues avec un passe-port de son roi, et qui vient conduire aux eaux un oncle mourant, quelle récompense funeste a-t-elle d’une bonne action ! Voilà comme ce monde est fait, madame ; le repos et la vertu habitent chez Votre Altesse sérénissime. Qu’il y a loin de là au sieur Freytag ! quel ministre ! En vérité, tout cela est rare.

Mme la duchesse de Gotha daigne m’honorer de son souvenir ; la grande maîtresse des cœurs[3] en fait de même. Sans ma nièce, qui me fait fondre en larmes, je serais encore trop heureux. Je me mets avec le plus profond respect et le dévouement le plus tendre, le plus plein de reconnaissance, aux pieds de madame, et de Leurs Altesses sérénissimes. Je serai attaché toute ma vie à madame et à son auguste famille.

    lution sur votre rapport du 26 juin : Voltaire ayant remis ses choses , retirez aussitôt la garde à lui et à sa nièce, laissez-le partir, et ne lui faites pas la moindre question sur son escapade.


    Votre serviteur dévoué.
    Fredersdorff.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Les Annales de l’Empire.
  3. Mme de Buchwald.