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contre ma nièce, pourquoi ? Parce qu’elle a fait son devoir. Il est trop juste pour lui en savoir longtemps mauvais gré. Je suis persuadé que vous lui ferez sentir la raison. Il s’y rendra, il verra que l’action infâme de Ximenès et de La Morlière exigeait un prompt remède. En quoi M. de Malesherbes est-il compromis ? Je ne le vois pas. Aurait-il voulu protéger une mauvaise action, pour me perdre ? Mon cher ange, mon cher ange, la vie d’un homme de lettres n’est bonne qu’après sa mort.

Voilà ce que je vous écrivais, mon cher ange, et je devais vous envoyer cette lettre, dans quelques jours, avec la pièce imprimée, lorsque je reçois la vôtre du 3 du courant. Moi, corriger cet Orphelin ! moi, y travailler, mon cher ange, dans l’état où je suis ! Cela m’est impossible. Je suis anéanti. La douleur m’a tué. J’ai voulu absolument imprimer la pièce pour avoir une occasion de confondre, à la face du public, tout ce que la calomnie m’impute. Cent copies abominables de la Pucelle d’Orléans se débitent en manuscrit, sous mes yeux, dans un pays qui se croit recommandable par la sévérité des mœurs. On farcit cet ouvrage de vers diffamatoires contre les puissances, de vers impies. Voulez-vous que je me taise ici, que je sois en exécration, que je laisse courir ces scandales sans les réfuter ? J’ai pris l’occasion de la célébrité de l’Orphelin ; j’ai fait imprimer la pièce, avec une lettre[1] où je vais au-devant du mal qu’on veut me faire. Mon asile me coûte assez cher pour que je cherche à y achever en paix des jours si malheureux. Que m’importe, dans cet état cruel, qu’on rejoue ou non une tragédie ? Je me vois dans une situation à n’être ni flatté du succès, ni sensible à la chute. Les grands maux absorbent tout.

J’ai envoyé à Lambert les trois premiers actes un peu corrigés. Il aura incessamment le reste, avec l’Épitre à M. de Richelieu, et une à Jean-Jacques. Les Cramer ont la pièce pour les pays étrangers. Lambert l’a pour Paris. Je leur en fais présent à ces conditions. Il ne me manque plus que de les avoir pour ennemis, parce que je les gratifie les uns et les autres. Je vous le répète, les talents sont damnés dans ce monde.

Je vous conjure de faire entendre raison à M. de Malesherbes ; il n’a ni bien agi ni bien parlé. Il a bien des torts, mais il est digne qu’on lui dise ses torts : c’est le plus grand éloge que je puisse faire de lui. Je vous embrasse mille fois.

  1. La lettre 3000.