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Figurez-vous tout ce que les halles pourraient mettre en rimes. Enfin on y a fourré plus de cent vers contre la religion, qui semblent faits par le laquais d’un athée.

Ce coquin de Grasset, dont je vous dois la connaissance, a apporté ce manuscrit à Lausanne. J’ai profité de vos avis, mon cher ange, et les magistrats de Lausanne l’ont intimidé. Il est venu à Genève ; et là, ne pouvaint faire imprimer cet ouvrage, il est venu chez moi me proposer de me le donner pour cinquante louis d’or. Je savais qu’il en avait déjà vendu plus de six copies manuscrites. Il en a envoyé une à M. de Bernstorf[1], premier ministre en Danemark. Il m’a présenté un échantillon, et c’était tout juste un de ces endroits abominables, une vingtaine de vers horribles contre Jésus-Christ. Ils étaient écrits de sa main. Je les ai portés sur-le-champ au résident de France. Si le malheureux est encore à Genève, il sera mis en prison ; mais cela n’empêchera pas qu’on ne débite ces infamies dans Paris, et qu’elles ne soient bientôt imprimées en Hollande. Ce Grasset m’a dit que cet exemplaire venait d’un homme qui avait été secrétaire[2] ou copiste du roi de Prusse, et qui avait vendu le manuscrit cent ducats. Ma seule ressource, à présent, mon cher ange, est qu’on connaisse le véritable manuscrit, composé il y a plus de trente ans, tel que je l’ai donné à Mme de Pompadour, à M. de Richelieu, à M. de La Vallière ; tel que je vous l’envoie. Je vous demande en grâce ou de le faire copier, ou de le donner à Mme de Fontaine pour le faire copier. Je vous prie qu’on n’épargne point la dépense. J’enverrai à Mme de Fontaine de quoi payer les scribes. Si vous avez cet infâme chant de l’âne qu’on m’attribue, il n’y a qu’à le brûler. Cela est d’une grossièreté odieuse, et indigne de votre bibliothèque. En un mot, mon cher ange, le plus grand service que vous puissiez me rendre est de faire connaître l’ouvrage tel qu’il est, et de détruire les impressions que donne à tout le monde l’ouvrage supposé. Je vous embrasse tendrement, et je me recommande à vos bontés avec la plus vive instance.

P. S. On vient de mettre ce coquin de Grasset en prison à Genève. On devrait traiter ainsi à Paris ceux qui vendent cet ouvrage abominable.

  1. L’une des lettres du 4 février 1767 est adressée à ce ministre.
  2. Darget avait été secrétaire de Frédéric.