Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/385

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si le cœur vous on disait, venir habiter un petit grenier meublé de toile peinte, appartement digne d’un philosophe, et que votre amitié embellirait. Nous ne sommes pas loin de Genève ; vous verriez M. de Montpéroux[1], le résident, que vous connaissez ; vous auriez assez de livres pour vous amuser, une très-belle campagne pour vous promener ; nous irions ensemble à Monrion ; nous nous arrêterions en chemin à Prangins ; vous verriez un très-beau et très-singulier pays ; et, s’il venait faute de votre ancien ami, vous vous chargeriez de son héritage littéraire, et vous lui composeriez une honnête épitaphe ; mais je ne compte point sur cette consolation. Paris a bien des charmes, le chemin est bien long, et vous n’êtes pas probablement désœuvré.

Vous m’avez parlé de cet ancien poëme, fait il y a vingt-cinq ans, dont il court des lambeaux très-informes et très-falsifiés ; c’est ma destinée d’être défiguré en vers et en prose, et d’essuyer de cruelles infidélités. J’aurais voulu pouvoir réparer au moins le tort qu’on m’a fait par cette infâme falsification de cette Histoire prétendue universelle ; c’était là un beau projet d’ouvrage, et je vous avoue que je serais bien fâché de mourir sans l’avoir achevé, mais encore plus sans vous avoir vu.

Mme  la duchesse d’Aiguillon m’a commandé quatre vers pour M. de Montesquieu, comme on commande des petits pâtés ; mais mon four n’est point chaud, et je suis plutôt sujet d’épitaphes que faiseur d’épitaphes. D’ailleurs, notre langue, avec ses maudits verbes auxiliaires, est fort peu propre au style lapidaire. Enfin l’Esprit des Lois en vaudra-t-il mieux avec quatre mauvais vers à la tête ? Il faut que je sois bien baissé, puisque l’envie de plaire à Mme  d’Aiguillon n’a pu encore m’inspirer.

Adieu, mon ancien ami. Si Mme  la comtesse de Sandwich[2] daigne se souvenir de moi, I pray you to present her with my most humble respect. Vous voyez que je dicte jusqu’à de l’anglais ; j’ai les doigts enflés, l’esprit aminci, et je ne peux plus écrire.


2915. — À MM. CRAMER[3].
Samedi au soir, 15 mai 1755 (nisi fallor).

Retenu dans ma petite retraite de Monrion par le vent de bise, je vous dirai, frères très-chers, que j’ai relu le Siècle de Louis XIV.

  1. Montpéroux ou Montpeiroux, mort au commencement de septembre 1765. P.-M. Hennin fut son successeur, à Genève.
  2. Voyez la lettre 2856.
  3. Éditeurs, de Cayrol et François,